Richard Spavin, Les Climats du pouvoir. Rhétorique et politique chez Bodin, Montesquieu et Rousseau Catherine Volpilhac-Auger
Richard Spavin, Les Climats du pouvoir. Rhétorique et politique chez Bodin, Montesquieu et Rousseau, Oxford, Voltaire Foundation, Oxford University Studies in the Enlightenment, 2018:03, 256 pages.
L’ouvrage de Richard Spavin est ambitieux : il entend livrer des conclusions neuves (des « découvertes […] sur le plan de l’herméneutique », p. 16) dans un champ particulièrement complexe, et dégager des « stratégies rhétoriques », mais aussi politiques, non seulement chez les trois auteurs annoncés par le titre, donc en surmontant l’écart épistémique entre le premier et les seconds, mais aussi dans toute une tradition qui a fait de la « théorie des climats » le fondement d’une réflexion politique. La stratégie est élucidée dans le droit fil des analyses de Leo Strauss comme de Bourdieu dénonçant « l’effet Montesquieu » ; elle consiste selon Richard Spavin à dissimuler sous une apparence de scientificité une métaphorisation du pouvoir : la géographie permet de penser les différents régimes. Ainsi se dévoile une ironie que personne n’avait jamais perçue, tandis que s’évanouissent les difficultés liées à l’interprétation de certains chapitres (par exemple la fin du livre XV de L’Esprit des lois, consacré à l’esclavage). La visée réelle de telles théories, dont il faut restituer « la véritable complexité illocutoire », jamais comprise auparavant, les inscrit en dernière analyse dans la tradition des « miroirs des princes »,
La présente recension portera essentiellement sur la partie dévolue à Montesquieu, mais on ne peut éluder pour autant la réflexion générale qui la précède et constitue le socle de l’ouvrage. Un point fondamental retient l’attention : depuis Hippocrate, tous les systèmes qui se fondent sur le climat sont faux, le froid et le chaud n’ayant pas du tout les effets qui leur sont généralement attribués. Le traité Airs, eaux, lieux du médecin grec « se caractérise par de nombreuses confusions importantes » (p. 35). Ce point de départ pose d’ores et déjà question : un travail relevant de l’histoire des idées peut-il se donner une telle prémisse ? Le problème est évidemment le même pour Montesquieu. Ce qui était implicite chez Bourdieu, qui faisait fi de toute histoire des sciences, est ici parfaitement assumé, quoique R. Spavin cherche parfois à excuser l’ignorance ; ainsi de l’expérience de la langue de mouton qui figure au livre XIV de L’Esprit des lois : « Une telle naïveté scientifique a toutefois un contexte », en l’occurrence la fréquentation de Dortous de Mairan, féru d’observations au microscope (p. 38) [1] . C’est régler un peu vite la question.
Le principe adopté par l’ouvrage est celui d’une lecture suivie, détaillée, qui prend appui sur les moindres détails – mais pas toujours de manière très heureuse [2] , et surtout au détriment d’une compréhension d’ensemble. Les spécialistes de la « question climatique » ou de Montesquieu, tels Marc Crépon et Bertrand Binoche, sont congédiés rapidement, sans doute en tant que « célébrants », pour reprendre l’expression de Bourdieu, qui ont le tort de vouloir rendre compte de l’ensemble de la pensée de Montesquieu, de l’élaboration progressive de son système et de la place qu’y tient la force du climat [3] : ils n’ont tout simplement pas compris le texte de L’Esprit des lois [4] . La « théorie des climats » (à aucun moment cette expression n’est interrogée, alors qu’elle constitue en objet ce qui est justement problématique) est prise de la manière la plus radicale, et « l’empire du climat » est donné comme s’exerçant dans toute sa force – l’auteur le réduisant encore davantage, en le cantonnant à l’opposition du chaud et du froid. De ce fait, il est facile d’apercevoir des contradictions, ou même pis : « C’est comme si le livre 19 réécrivait le livre 14, mais en lui enlevant toutes les maladresses sensualistes et géographiques. » (p. 122).
Il est sans doute inutile de poursuivre l’exercice : une lecture qui souvent méconnaît la lettre du texte comme son esprit [5] , qui traite comme métaphore ce qui n’a pas été philosophiquement défini (on notera aussi que l’expression est loin d’être rigoureuse, et même parfois simplement correcte), qui s’autorise de la thèse straussienne de « l’art d’écrire » pour ouvrir indéfiniment le champ de l’interprétation, nous paraît mériter moins d’attention que des ouvrages qui, plus modestement, tentent de rendre compte des subtilités d’une pensée complexe comme celle de Montesquieu. On préférera penser que les parties consacrées à Bodin et à Rousseau se fondent sur une réelle connaissance de ces auteurs comme du contexte intellectuel et historique, et débouchent sur une véritable compréhension de leur objet.
Catherine Volpilhac-Auger
IHRIM, UMR CNRS 5317