Lorenzo Bianchi et Rolando Minuti (dir.), Montesquieu et les philosophies de l’histoire au XVIIIe siècle, Naples, Liguori, « Cahiers Montesquieu » no 10 Gérard Laudin
Lorenzo Bianchi et Rolando Minuti (dir.), Montesquieu et les philosophies de l’histoire au XVIIIe siècle, Naples, Liguori, « Cahiers Montesquieu » no 10, 2013, 148 pages
Au cours des trois dernières décennies, la réflexion des penseurs du XVIIIe siècle sur l’histoire, qu’il s’agisse d’histoire de l’historiographie ou de philosophie de l’histoire, a été l’objet de nombreux travaux qui ont profondément renouvelé la compréhension que nous en avons. Articles, monographies ou développements inclus dans des ouvrages individuels ou collectifs ont abordé tant les contributions des hommes des Lumières à des points précis d’érudition (comme celles rassemblées dans les Mémoires des Académies, singulièrement des Inscriptions), que les compilations retraçant l’histoire d’un vaste ensemble sur un mode plus ou moins annalistique (comme Fleury pour l’histoire ecclésiastique ou Daniel et Mézeray pour l’histoire de France) ainsi que les ouvrages thématiques comme ceux de Montesquieu ou de Gibbon sur le déclin de l’Empire romain. Tous ces travaux ont invalidé le préjugé tenace selon lequel il n’y aurait guère de « science historique » digne de ce nom avant l’ « historisme » du XIXe siècle, ni moins encore de philosophie de l’histoire avant Hegel, sauf à l’état de préludes indirects, avec Bossuet, Vico et Herder, et même les contributions de Kant à la philosophie de l’histoire avaient été longtemps négligées. Il ressort de ces différents travaux qu’il existe des formes variées de réflexions visant à interroger l’intelligibilité de l’histoire, et que ce qu’il est convenu habituellement d’appeler, par référence à Hegel, « philosophie de l’histoire », une réflexion plus ou moins ouvertement téléologique, correspond à un type de réflexion donné, à un moment donné, inclus lui-même dans un découpage particulier de champs de savoirs ainsi qu’à son inscription institutionnelle dans les champs de disciplines universitaires. En un mot, on a reconnu l’historicité même du concept de philosophie de l’histoire, et qu’il n’y a pas lieu de mesurer à l’aune de ses variantes du XIXe siècle toute réflexion, surtout antérieure, sur les causalités à l’œuvre dans l’histoire, même si elles s’intitulent elles-mêmes « philosophies de l’histoire », comme chez Voltaire qui emploie cette expression au moment même, d’ailleurs, où Isaak Iselin parle de « Conjectures philosophiques sur l’histoire de l’humanité » (Philosophische Muthmaßungen über die Geschichte der Menschheit, 1764).
Montesquieu, dont les principales contributions à la compréhension de l’histoire portent sur deux grands ensembles principaux, l’émergence du système féodal analysé à travers ses lois d’une part, « la grandeur et la décadence » des Romains (complétée par sa réflexion sur l’idée de « monarchie universelle ») de l’autre, a retenu tôt l’attention, et des études de grande ampleur lui ont été consacrées, par Louis Althusser, Jean Ehrard, Georges Benrekassa ou plus récemment en particulier par Catherine Volpilhac-Auger ou Francine Markovits. Nos collègues italiens Lorenzo Bianchi et Rolando Minuti nous présentent ici les actes d’une table ronde qui s’est tenue à Graz le 29 juillet 2009 lors du congrès mondial de la SIEDS (Société internationale d’étude du dix-huitième siècle) et qui réunit huit études, dont une moitié en français, l’autre en anglais.
Dans leur introduction, les éditeurs évoquent avec raison les analyses d’Ernst Cassirer, un des premiers, avec Friedrich Meinecke mais sans doute mieux que lui, à avoir rendu justice à Montesquieu, et définissent le champ exploré lors de la table ronde : la réflexion de Montesquieu, qui est à la recherche d’une intelligibilité de l’histoire s’opposant à la fois au pyrrhonisme d’un Bayle mais aussi au discours téléologique d’un Bossuet, s’inscrit dans un espace de tension entre la recherche d’une rationalité du droit et de l’histoire, incluant celle de causes générales, et un empirisme qui le fait partir toujours de cas particuliers. S’il pense l’histoire comme une globalité, il refuse de postuler qu’une cause unique, ou même seulement une cause l’emportant sur toutes les autres puisse être identifiée ou analysée comme le « moteur » de l’histoire : ni les déterminismes naturels, ni la « fortune », comme il est dit dans les Considérations, ne dominent le monde. Cela conduit à interroger la pertinence de l’interprétation d’Althusser, pour qui chaque élément causal possède chez Montesquieu une zone d’efficacité particulière, subordonnée à la forme du gouvernement. Les contributions réunies ici abordent, avec des équilibres divers, les unes, des traits caractéristiques de son épistémologie, les autres, des thèmes et sujets qu’il aborde dans ses écrits.
La contribution de Paul A. Rahe (« Was Montesquieu a Philosopher of History ? ») souligne l’importance centrale qu’occupent dans la réflexion de Montesquieu les mutations historiques induites par le christianisme, puis par les (r)évolutions des formes du commerce et des lois considérées dans leur diachronie. Montesquieu « penseur » de l’histoire est avant tout un penseur de la rupture, de l’évolution, des « révolutions », des discontinuités. La compréhension qu’il a de la manière dont le christianisme s’installe puis se répand prolonge des idées et des perspectives issues de Marsile de Padoue et de Machiavel, ainsi que de Pufendorf et de Vico (dont il a tenu à se procurer un exemplaire de la Scienza nuova durant son séjour en Italie). En revanche, Montesquieu ne suggère aucune « nécessité » dans la diffusion du christianisme, pas plus que dans l’établissement du commerce : nulle part il ne nie la possible réversibilité de ces évolutions. La contingence joue chez lui un rôle qu’elle perd chez Marx ou chez Hegel, qui a voulu appliquer à l’histoire humaine dans son ensemble ce que Montesquieu croit applicable à l’intérieur d’une civilisation particulière dans des circonstances favorables. C’est le balancement entre l’examen du particulier et la perspective d’un universel ne devenant jamais contrainte téléologique qui fait la spécificité de la réflexion de Montesquieu sur l’histoire, de sa philosophie de l’histoire – dont sa méthodologie même constitue ainsi le ferment.
Robert A. Spalding (« Montesquieu and Analogical Reasoning »), qui étudie lui aussi l’articulation de l’analyse empirique et la recherche de lois universelles, y voit une clé de compréhension de l’« étrange silence » observé par Montesquieu envers le droit coutumier anglais (analysé en son temps par Edward Coke). Selon R. Spalding, cet « oubli » ne peut guère qu’illustrer la manière dont sa « thèse nobiliaire » contrebalance la « thèse royale », un équilibre qui s’inscrit en creux dans l’éloge du rôle de Charles VII qui, sans chercher à « tout corriger », s’est employé à rendre les coutumes locales « plus générales » (L’Esprit des lois, XXVIII, 45).
Alicia Montoya (« Montesquieu’s Aristocratic Medievalism ») rouvre le dossier abordant la compréhension qu’a Montesquieu du Moyen Âge. En se fondant sur les livres XXVIII, XXX et XXXI de L’Esprit des lois, elle rappelle que Montesquieu emprunte aux deux conceptions du Moyen Âge qui s’affrontent à son époque, celle que représentent Boulainvilliers et ses partisans d’une part, les cercles liés à l’Académie des inscriptions (Vertot, La Curne de Sainte-Palaye ou encore C. Falconet) de l’autre. S’il est proche des positions « particularistes » des premiers, il n’inverse pas comme eux la métaphore Lumières / ténèbres au profit d’un Moyen Âge célébré comme antidote à la dégénérescence du présent dans une vision critique de la monarchie du temps présent, et il complète leur analyse de perspectives formulées par les savants de l’Académie des inscriptions qui soutiennent la « thèse royale ». Ce balancement – certains ont parlé de « compromis » entre les deux thèses en présence – exprime la tension qui parcourt l’analyse du système féodal que propose Montesquieu, pris entre la fragmentation et la concentration des pouvoirs.
Rebecca Kingston (« Lire en parallèle : Montesquieu et Plutarque, Athènes et Rome ») relève le nombre important de références, souvent passées inaperçues, aux Vies parallèles et aux Moralia de Plutarque. Certes, sa lecture de Plutarque, qu’il utilise comme source documentaire, est toujours sélective et il en réélabore les analyses. Montesquieu ne s’intéresse nullement aux dimensions philosophiques de la réflexion de Plutarque, platonisme et ésotérisme, et il reconnaît beaucoup moins que lui l’efficacité individuelle des grands hommes, privilégiant la force des institutions face aux personnalités individuelles. En revanche, comme Plutarque, il tire de la Vie de Solon l’idée que le meilleur législateur est celui qui, guidé par la conscience des contraintes que les citoyens peuvent endurer, conçoit des lois adaptées et conformes à l’esprit public la nation à laquelle elles doivent s’appliquer (L’Esprit des lois, XIX, 21).
Luigi Delia (« L’Encyclopédie et le “code criminel Montesquieu” ») interroge la pertinence d’une expression de Jaucourt qui, dans l’article « Lois criminelle » de l’Encyclopédie, déclare vouloir tirer des principes généraux du « code Montesquieu ». Cette formule, bien dans l’axe des perspectives qui, à partir des années 1780, inspirent la rédaction de codes en Toscane, à Vienne, à Berlin puis à Paris, paraît paradoxale en ce sens que Montesquieu, soucieux de l’adéquation des lois à la société qu’elles doivent régir, ne semble pas partisan d’un rationalisme juridique unificateur et conserve au contraire une sympathie pour le droit coutumier, celui précisément que les « codes » des Lumières doivent éliminer. Les articles de Jaucourt révèlent bien l’influence exercée par la réflexion de Montesquieu sur les projets de codification juridique de la seconde moitié du XVIIIe siècle, mais elle s’accompagne d’une distorsion : Jaucourt réélabore la réflexion de Montesquieu en tentant de dégager de L’Esprit des lois les « semences d’une justice universelle, déliées de tout contexte historique », séparant ainsi « les deux paradigmes juridiques que Montesquieu s’était efforcé d’articuler : le relativisme juridique et l’universalisme » (p. 109).
Myrtille Méricam-Bourdet (« Philosophie de l’histoire et politique : Montesquieu et Voltaire face à l’histoire récente de l’Europe ») met en perspective les conceptions de l’histoire de Montesquieu et de Voltaire, ce dernier beaucoup plus attentif au monde contemporain : Voltaire n’affirme-t-il pas avec force que c’est la période qui commence vers la fin du XVe siècle qui est « véritablement intéressante pour nous » (Remarques sur l’histoire) ? Les deux philosophes ne se rejoignent pas vraiment non plus sur la question du commerce : si Montesquieu croit que le « doux commerce » porte le plus souvent à la paix (L’Esprit des lois, XX, 2), Voltaire au contraire souligne à partir des années 1740 les rivalités qui en résultent entre les États, et même la part du commerce dans les guerres.
Céline Spector (« Des histoires à l’Histoire. L’héritage paradoxal de Montesquieu dans l’œuvre de William Robertson ») confronte les thèses de Montesquieu et de Robertson sur le système féodal. L’historien écossais apparaît comme disciple à la fois de Voltaire et de Montesquieu. S’il est « sans doute l’un des plus féconds héritiers de Montesquieu » (p.130), ses emprunts aux perspectives de Voltaire ressortent clairement des passages de l’Introduction à l’Histoire du règne de l’empereur Charles Quint (1769, traduit par Suard) qui, sous le titre de « tableau des progrès de la société en Europe », mettent en évidence « les causes générales agissant de manière sourde et insensible entre la fin de l’Empire romain jusqu’au commencement du XVIe siècle ». Au début de son Introduction, Robertson sollicite Montesquieu tout en « voltairisant » son propos : l’origine de la liberté européenne est barbare. Il voltairise également quand il reconnaît au mouvement communal une importance décisive, puisque ce mouvement parvint à porter au système féodal un coup qui, à terme, lui fut fatal. Comme Voltaire aussi, Robertson fait des croisades un tournant de l’histoire européenne. S’il se montre sensiblement plus critique que Montesquieu envers la société féodale, il radicalise en revanche la position favorable de Montesquieu envers le commerce, mettant en avant la formation d’un nouvel état, celui des négociants, dans chaque nation. Et s’il emprunte nombre de perspectives critiques à Voltaire, il se montre par sa méthode plus proche de Montesquieu, partant comme lui de faits, et articulant les institutions et les événements aux forces sociales en présence.
La dernière contribution (« Montesquieu’s Ideal of Absolutism : a Neo-Kantian Standpoint »), de Natalia Danilkina, analyse la présence de Montesquieu chez l’historien et philosophe du droit néo-kantien Sergius Hessen, émigré russe qui écrivit dans la première moitié du XXe siècle. La conception de Montesquieu, selon Hessen, est marquée du principe absolutiste de la « raison d’État ». Montesquieu ne soutient pas les idées libérales (ni dans leur variante lockienne ni dans la version des puritains anglais), mais il « franchit néanmoins les limites de l’absolutisme français », puisque le pouvoir étatique limité par les lois fait de la loi l’élément le plus important.
Le présent volume constitue, par la précision des analyses, une importante contribution à la typologie des philosophies de l’histoire, dont l’empirisme est un des traits discriminants. On notera également la fécondité des jeux d’échos résultant de la récurrence des certains éléments d’analyse d’une contribution à l’autre, ce qui, loin de faire répétition, multiplie les éclairages tout en laissant percer une grande cohérence.
Université de Paris IV - Sorbonne