Philippe Raynaud, La Politesse des Lumières. Les lois, les mœurs, les manières, Gallimard, 2013 Giovanni Paoletti
Philippe Raynaud, La Politesse des Lumières. Les lois, les mœurs, les manières, Gallimard, 2013, coll. « L’esprit de la cité », 296 pages, ISBN : 978-2-07-073531
Dans cet ouvrage, Philippe Raynaud se livre à une enquête sur la notion de « politesse » à l’âge des Lumières. Après un premier chapitre qui fait le pont avec l’âge classique, le livre passe en revue l’un après l’autre quelques-uns des principaux penseurs du siècle, de Voltaire à Kant. À Mme de Staël la tâche d’accompagner le lecteur au-delà de la césure révolutionnaire ; à Stendhal et surtout à Tocqueville celle de montrer comment au XIXe siècle, à l’époque du progrès et de la démocratie, la question de la « politesse » se posa différemment et finit par perdre l’importance qu’elle avait eue, malgré la différence ou même le contraste des opinions, au siècle précédent. Cette histoire montrera-t-elle que la valorisation de la politesse ne fut qu’un phénomène culturel d’Ancien Régime, destiné à en partager le sort ? La thèse de l’auteur est, au contraire, que le déclin des idéologies du progrès et de la civilisation nous conduit aujourd’hui à formuler une demande peut-être plus modeste, mais non moins urgente : « comment être “civils”, dans un monde marqué à la fois par la permanence de la violence et par la montée de l’exigence de liberté, d’égalité, bref, de démocratie » (p. 8). C’est dans cette perspective d’un « retour à la politesse », qu’un regard en même temps historique et théorique sur les notions de politesse et de civilité, telles que les Lumières les conçurent, pourrait contribuer à résoudre un problème moral et politique qui est encore le nôtre.
Certes, cela ne peut se faire qu’à la condition préliminaire de saisir ces notions dans leur spécificité historique : si pour nous la politesse, ne désignant que « les règles qui régissent, ou devraient régir, les rapports quotidiens dans la société » (p. 244), vaut en général moins que la « civilité », pour les hommes des Lumières la hiérarchie entre ces deux notions ne fut pas toujours simple à établir. La civilité, forme de respect pour les autres conforme à la raison et fondée sur le droit naturel, acquiert justement à cette époque cette signification positive qui se transmettra peu après en héritage à une autre idée de la même famille, celle de « civilisation ». Il s’en faut pourtant que la politesse, de son côté, soit seulement une attitude toute formelle, consistant à exhiber l’apparence d’une vertu qu’on ne possède pas. Pour un Diderot, par exemple, la politesse (dérivée du verbe « polir » et inconnue aux sauvages), permet d’ôter tout ce qu’il y a de rude et d’ingrat dans nos relations avec les autres, aidant par là à rendre la société « paisible et agréable » (p. 21). Nous sommes donc confrontés à des notions au statut moral complexe, qui indiquent des comportements extérieurs socialement utiles, même s’ils ne sont pas nécessairement fondés sur des dispositions intérieures vertueuses.
Cette complexité (ou cette ambivalence ?) expliquent bien la confrontation d’opinions qui se développa au siècle des Lumières autour du problème de la politesse, une confrontation dont l’ouvrage de Raynaud se propose justement de rendre compte. Il le fait par une « analyse interne » (p. 24) des positions tenues à cet égard par quelques auteurs significatifs du siècle (Voltaire, Montesquieu, Hume, Rousseau, Kant). Les « amples résonances anthropologiques et philosophiques » (p. 28) de la question de la politesse font que l’analyse prend souvent l’allure d’un regard d’ensemble sur la pensée de chaque philosophe : l’auteur consacre à chacun d’eux un chapitre monographique, en examinant de façon suivie leurs écrits les plus pertinents. La succession ainsi établie se développe selon un rythme dialectique, pour ainsi dire, ce qui peut justifier le mot de « conversation » employé par l’auteur à propos du sujet de son ouvrage. À l’approbation de la politesse par Voltaire, qui voit un corrélat de la « fonction civilisatrice » de la monarchie centralisée, succèdent les inquiétudes de Montesquieu, attentif à la corruption despotique que la centralisation du pouvoir royal peut produire sur les « manières françaises ». Au regard bénévole de Hume, pour qui la politesse doit être jugée à la lumière des effets positifs des progrès des arts et des sciences sur le bonheur et la liberté des hommes, s’oppose le fin de non-recevoir de Rousseau, critique acharné de la politesse moderne, avec peut-être une seule exception (la relation amoureuse) et plusieurs paradoxes bien connus. Ces paradoxes, c’est enfin Immanuel Kant qui se charge de les reprendre, en refondant les lignes de tensions qui avaient traversé cette notion au cours du siècle (sociabilité naturelle ou corruption ? mensonge ou vertu ? effet superficiel ou facteur de progrès ?) dans une large synthèse où il se propose de concilier la civilisation avec l’authenticité – même si quelques questions restent ouvertes, comme le droit de mentir ou les caractères nationaux.
La méthode choisie pour l’enquête et sa systématicité, unie à une écriture transparente qui évite tout technicisme, assure une expérience de lecture tout à fait honnête, dans le sens le meilleur de ce mot, peut-être sans surprises, mais aussi sans jeux de prestige intellectuels. À intervalles réguliers, des paragraphes ayant fonction de résumé et de bilan aident le lecteur à ne pas s’égarer dans la série des questions qui reviennent sous la plume des auteurs traités avec des différences parfois très nuancées. Par toutes ces qualités, La politesse des Lumières, sans manquer d’intéresser les chercheurs spécialisés, se recommande également pour un public plus large.
À partir d’une ossature solide, où l’on voit le fruit d’un projet longuement mûri, le livre se prête également à plusieurs lectures, qui correspondent à autant de pistes de recherche qui mériteraient d’être explorées. C’est, entre autres, l’idée d’une « géographie des Lumières », complexe et variable, centrée sur le couple France-Angleterre, avec leur parcours différents vers la modernité, mais ouverte également à un regard sur des frontières ou sur des formes de « civilité/politesse » plus éloignées (de la Russie de Voltaire à l’Amérique de Tocqueville). C’est la perception du fait que pratiques et théories de la politesse furent une affaire autant d’hommes que de femmes, une entreprise indissociable de la question du rôle et de la présence de ces dernières dans la société, à travers un jeu compliqué d’inclusion et d’exclusion. C’est également l’histoire du lent travail culturel par lequel on s’est efforcé de penser toutes ces relations interhumaines qui ne font pas partie du domaine de la politique au sens strict, et qui pourtant rendent la société (y compris la société politique) non seulement « paisible et agréable », mais peut-être aussi seulement possible : ce vaste domaine des « mœurs » et des « manières », qui s’étend au-dessous ou à côté des « lois », et dont les lois ne sauraient pas se passer – pour reprendre la distinction de Montesquieu qui inspire le sous-titre du livre. La réflexion sur la politesse offre donc une perspective intéressante sur le processus de distinction entre la société et l’État, qui finira par conduire, à travers une pluralité ouverte des chemins différents, jusqu’aux sciences sociales : une problématique relativement négligée par les philosophes politiques, pour laquelle Raynaud, auteur de travaux précieux sur le Groupe de Coppet, montre une remarquable sensibilité.
Est-ce que ce vaste ensemble de questions et d’enjeux peut être supporté de façon adéquate par la seule idée de « politesse » ? Dès son titre – la politesse des Lumières – le livre suggère la thèse d’une liaison essentielle entre la valeur de la politesse et le projet des Lumières. C’était peut-être trop demander à une notion qui semble souffrir d’avoir été isolée – par un souci d’ailleurs opportun, au moins au départ –, du réseau sémantique dont elle faisait partie : polis, politique, police, d’une part (et cela malgré la dérivation étymologique de « polir » plutôt que de « polis ») ; civitas, cité, civilité, civilisation, et leurs contraires, de l’autre. Ce faisant, la reconstruction de Raynaud, pourtant très riche au niveau de l’histoire des idées, semble s’enfermer dans une perspective un peu trop centrée sur l’Europe et sur la France : l’impression qui peut rester de cette conversation des grands esprits sur la politesse est celle d’une réflexion quelque peu mélancolique d’Européens civilisés sur eux-mêmes, où des voix pourtant si présentes aux meilleurs des philosophes, comme celles des sauvages ou celles des citoyens (civils au sens fort et non seulement polis), n’arrivent que faiblement, comme des bruits de fond atténués par une fenêtre fermée.
Université de Pise