Michael Curtis, Orientalism and Islam. European Thinkers on Oriental Despotism in the Middle East and India, Cambridge University Press, 2009 Rolando Minuti
Michael Curtis, Orientalism and Islam. European Thinkers on Oriental Despotism in the Middle East and India, Cambridge University Press, 2009, 382 pages.
ISBN : 9780521749619
Dès la publication de l’ouvrage d’Edward Saïd, Orientalism (1978) , les débats et les prises de position face aux thèses et aux propositions conceptuelles de cet ouvrage celèbre se sont multipliés, constituant rapidement deux fronts opposés. L’un, généralement lié aux courants de la culture postmoderne, et actif surtout dans le champ des études post-coloniales, a profité des suggestions théoriques, mais aussi des provocations du livre de Saïd, pour renforcer une révision des interprétations traditionnelles et eurocentriques des rapports Orient-Occident ; l’autre, de Bernard Lewis à Robert Irwin, Ibn Warraq et d’autres, a remarqué les limites, la rigidité et les erreurs d’interprétation de Saïd, et a vigoureusement dénoncé le défaut qui consiste à méconnaître les apports objectifs de la culture occidentale à la connaissance des réalités diverses comprises dans la catégorie conceptuelle d’« Orient », et surtout du monde islamique, en les réduisant au niveau de simples soutiens théoriques et idéologiques d’un rapport de force, ou d’expressions d’un « discours » d’autorité et de domination.
Il s’agit d’un débat qu’on peut directement lier aux problèmes généraux du monde contemporain – qu’il s’agisse de la mondialisation ou des rapports avec les sociétés islamiques – et qui donc ne risque pas de s’atténuer, en produisant, au-delà des pointes les plus aiguës de la polémique et en considérant ses effets du point de vue de la recherche historique, des sollicitations nouvelles pour enquêter sur les rapports entre la culture européenne et l’Orient à l’âge moderne, et sur des problèmes nouveaux au niveau méthodologique, qu’on peut parfaitement relier aux discussions sur les orientations de la world history. Michael Curtis, qui bénéficie d’une large expérience de recherche sur les problèmes politiques du Moyen-Orient et sur leurs racines historiques, ne cache pas sa position radicalement critique du concept d’orientalisme établi par Saïd, même si Saïd et son ouvrage sont très marginalement cités dans ce livre (une seule référence, p. 8 et note 10), il est évident qu’il s’agit de la cible principale, et même du point de départ de son travail.
Dès l’introduction même, la raison d’être de ce volume est clairement exposée : réfuter l’idée que « les recherches des Occidentaux sur les sociétés et la politique orientales et le désir de les connaître, sont et ont toujours été inextricablement liés avec le désir de dominer l’Orient » (p. 8 ; notre traduction, comme pour toutes les citations), et démontrer que le tableau des positions et des interprétations est beaucoup plus varié et articulé qu’on le suppose en opposant radicalement un Occident dominateur et un Orient soumis matériellement et conceptuellement. De fait, la prémisse de l’auteur ne se borne pas là, car en remarquant avec énergie la valeur positive de la contribution européenne aux problèmes posés par le monde oriental – la contribution des philologues et des érudits, des historiens et des voyageurs « qui ne s’intéressaient pas aux relations de pouvoir ou au contrôle colonial et cherchaient la vérité sans se soucier d’aucun cadre idéologique » (p. 15) –, il met l’accent sur un des éléments centraux de son travail : l’idée que l’Orient et le despotisme oriental, qui exprime son caractère politico-social unitaire, ne sont pas un artifice culturel mais une réalité – « un mode politique et social comportant certaines caractéristiques, telles que l’autocratisme arbitraire, la richesse et la faiblesse du développement politique et économique » (p. 68) –, face à laquelle la culture européenne a donné des réponses diverses, pas uniquement liées à des préjugés colonialistes ou impérialistes, qu’il est important de reconsidérer surtout par rapport aux problèmes du monde contemporain.
Il s’agit d’un point de départ qui, même s’il peut faire l’objet de discussion, peut de toute façon ouvrir le champ à des enquêtes particulières et à l’analyse de textes et documents qui puissent prouver ce que l’auteur veut démontrer. Tel est de fait l’objet des chapitres du volume qui sont consacrés à quelques-uns des principaux protagonistes de l’histoire intellectuelle européenne. Mais on peut remarquer que le concept de despotisme oriental ne fait pas l’objet d’une exposition satisfaisante, et que l’islam, dont le rapport intime avec le despotisme est affirmé comme une donnée objective, n’est pas central chez quelques-uns des auteurs et des textes considérés.
C’est dans le développement des prémisses posées dans l’introduction qu’on peut trouver les raisons majeures de perplexité que suscite la lecture de ce livre. Après un tableau sommaire des représentations du monde moyen-oriental dans la tradition culturelle européenne – trop sommaire, surtout pour ce qui concerne l’islam, par rapport à la richesse de la recherche contemporaine qui concerne voyageurs, philosophes et littéraires –, Curtis se consacre donc en premier temps à Montesquieu. De l’auteur de L’Esprit des lois nous est présenté (p. 72-102) un résumé qui replace la réflexion sur le despotisme oriental dans l’ensemble de sa pensée, mais qui n’apporte rien de nouveau par rapport à ce qui est bien connu, en marquant l’importance de la découverte d’un système – le despotisme oriental, justement – qui est défini, comme on le voyait déjà dans les pages initiales du livre, comme une réalité objective et propre au monde oriental et islamique. Le chapitre sur Edmund Burke et sa contribution à la réflexion sur le système colonial britannique en Inde (p. 103-138) souligne l’importance de sa position critique envers les activités de l’East India Company – la polémique parlementaire avec Warren Hastings étant par ailleurs très bien connue –, ainsi que la manière dont il défend les valeurs indiennes traditionnelles et dont il donne une interprétation modérée de la responsabilité britannique, qu’il ne récuse pas, tout en remarquant sa valeur positive pour le développement social et civil progressif de la société indienne. Les ouvrages de James et John Stuart Mill (p. 177-216), au-delà des différences considérables qui caractérisent les positions du père de celles du fils, ce que Curtis veut bien remarquer, démontrent eux aussi que ce n’est pas un colonialisme agressif qui constitue l’élément essentiel du discours des deux auteurs, mais plutôt la responsabilité politique de libérer le monde indien des chaînes du despotisme et de ses conséquences économiques, sociales et culturelles. Plus généralement, l’examen des écrits des deux Mill démontre clairement, selon Curtis, que considérer l’activité du groupe des savants et administrateurs ’’orientalistes’’ britanniques « comme partie intégrante d’un discours unifié, comme le prétendent certains critiques actuels de l’orientalisme, est intellectuellement simpliste, et ignore la preuve empirique et les faits concrets qui constituent les fondements de ces interprétations et de cette politique » (p. 183).
Le développement et la sortie du despotisme, et donc l’importance d’une colonisation sage et prudente, est aussi le point central des contributions de Tocqueville sur l’Algérie, qui font l’objet d’un autre chapitre (p. 139-176) et qui montrent combien, sur l’interprétation de la diversité humaine, Tocqueville diffère radicalement de la thèse de Gobineau, aux connotations racistes. Avec le chapitre consacré à Marx (p. 217-257), l’attention est attirée sur la théorie du mode de production asiatique – autour de laquelle un grand débat s’est développé dans les années 1960 – , et sur la place du despotisme oriental dans le cadre de la théorie marxiste du développement économique et social (on peut remarquer, en passant, que l’islam n’y apparaît pas directement présent et comme un sujet spécifique). Enfin Max Weber et sa théorie du patrimonialisme, qui implique une lecture complexe des sociétés orientales et du rapport entre religion, économie et société surtout, nous offre (p. 258-298) une autre voix dans ce chœur de géants de la culture européenne, dont Curtis a pour but principal de démontrer la variété, la diversité, l’articulation des positions, opposée à toute vision rigide et schématique.
On pourrait d’abord remarquer que la sélection proposée reste quelque peu arbitraire, et qu’elle exclut des voix qui mériteraient être considérées (Hegel, par exemple, ou Wittfogel pour ce qui concerne le XXe siècle), mais tel n’est pas l’aspect essentiel de la critique qu’on peut avancer. Le problème principal est que les divers chapitres de ce tableau, bien écrits sans doute, et en quelque façon stimulants, ne vont pas beaucoup au-delà de ce qui est bien connu : il manque une analyse satisfaisante des divers contextes propres aux problèmes et aux interventions proposés ; ils apparaissent également faibles sous l’angle de la mise au jour de la littérature critique, en très grande partie en langue anglaise, dont l’utilisation est documentée dans les notes. Du point de vue de la recherche sur l’histoire intellectuelle, la contribution de ce volume nous apparaît donc assez limitée.
Mais nous pouvons légitimement nous demander si tel est le véritable but de l’auteur. Sur ce point, la conclusion, qui reprend, précise et renforce les prémisses de l’introduction, nous semble claire. C’est là en effet qu’émerge un élément nouveau, et à notre avis décisif, qui était présent seulement d’une façon indirecte dans l’introduction : si l’auteur juge nécessaire d’examiner les apports divers de la culture européenne à la connaissance du despotisme oriental – entendu comme un objet réel, comme nous l’avons vu, et surtout étroitement lié avec l’islam –, c’est en raison de la menace islamique qui pèserait sur le monde contemporain. L’histoire des rapports entre Europe et Islam, sommairement rappelée dans les pages finales, montrerait, pour Curtis, que la représentation du monde islamique comme victime de l’impérialisme occidental – dont la responsabilité fondamentale est attribuée à l’un des courants culturels contemporains, que l’on peut surtout trouver « dans le discours académique ‘post-colonial’ ou les « études culturelles » (p. 300), qui ont produit un gigantesque complexe de culpabilité dans l’opinion occidentale – est une « vision fausse » (p. 303) ; la menace des principes liés à la culture du despotisme serait par contre très vive ; l’immigration et les problèmes posés par le multiculturalisme les aurait rendus plus aigus ; les problèmes de compatibilité de ces principes avec les valeurs des sociétés occidentales et libérales seraient toujours plus sérieux. En se référant, dans les pages conclusives, aux thèses de Francis Fukuyama, Curtis doute que la « fin de l’histoire » soit un résultat acquis après la chute du mur de Berlin, parce que le rôle joué par le système soviétique aurait trouvé dans le monde contemporain un héritier peut-être plus difficile à combattre, l’islam.
À la lumière de ces positions, il nous semble donc clair que la matrice réelle de ce livre est surtout idéologique. Le résultat est de proposer, sur le versant opposé et malgré l’insistance sur la diversité et la variété des positions européennes à propos du despotisme oriental, le schématisme que l’auteur dénonce justement dans l’approche de Saïd (ou post-coloniale, ou liée aux études culturelles), en proposant une identité culturelle « occidentale » unitaire qu’il faut renforcer – avec le soutien, avec cette approche, de la lecture des auteurs de la tradition européenne qui sont considérés dans ce livre et et dont la fonction d’outils est évidente – pour mieux s’opposer au péril islamique et mieux défendre les valeurs culturelles, politiques et civiques de l’Occident. Si la critique du schématisme induit par une application peu critique de la notion saïdienne d’« orientalisme » reste juste, à notre avis – bien que la critique radicale anti-saïdienne risque de récuser l’un des apports réellement importants de cette réflexion à l’étude des dynamiques de l’histoire culturelle –, on ne peut pas s’empêcher de remarquer que, si on veut maintenir les problèmes sur le plan de l’enquête historique et aller au-delà de la confrontation directement socio-politique ou idéologique, pour donner des résultats nouveaux pour la recherche ou pour ouvrir des perspectives interprétatives originales, le livre de Curtis aurait besoin d’un ancrage plus solide dans les méthodes de l’histoire intellectuelle et culturelle.