Montesquieu, Histoire véritable et autres fictions Paul Pelckmans

, par Volpilhac-Auger, Catherine

Montesquieu, Histoire véritable et autres fictions, choix et édition de Catherine Volpilhac-Auger et Philip Stewart, Paris, Gallimard, 2011, collection « Folio Classique » no 5334, 364 pages

ISBN : 978-2-07-039582-8

EAN : 9782070395828

Publié en marge de l’édition en cours des Œuvres complètes, ce petit volume réussit le joli tour de force de proposer un Montesquieu inattendu – et, à son tour, fort intéressant. Les éditeurs soulignent à juste titre, dans leur « Préface » aussi brève que substantielle, qu’il n’est pas vraiment étonnant que l’auteur de L’Esprit des lois, que son tour d’esprit très concret porte plus au jeu des exemples et des anecdotes qu’aux déductions abstraites, se soit donné quelquefois le plaisir de réfléchir à partir d’exemples inventés. Reste qu’on ne le savait (plus) guère et que le présent volume donne l’occasion fort opportune de (re)découvrir sur pièces que le Président avait aussi, dans ses moments perdus, un très réel talent de conteur philosophique.

Il se trouve en outre que la première au moins de ces pièces est un authentique chef-d’œuvre méconnu. La formule est bien sûr galvaudée, mais l’Histoire véritable engagerait, au besoin, à l’inventer : le bref récit de Montesquieu, qui n’emprunte que son titre à l’ouvrage bien connu de Lucien, n’a, à la lecture, rien à envier aux contes philosophiques de Voltaire ; il les précède d’ailleurs d’une dizaine d’années puisque la première version de l’Histoire remonte au milieu des années trente. Il s’agit, comme dans Zadig, d’une fiction orientale, où Montesquieu choisit pour sa part de rallier le dogme hindou de la métempsycose ; il donne donc la parole à deux narrateurs qui ont le rare privilège de se souvenir de leurs vies antérieures. En résulte une perspective narrative fort singulière, qui se dispense de toute continuité puisque les diverses vies des deux narrateurs se suivent, mais ne se prolongent pas : ils changent d’identité, voire de sexe et deviennent même quelquefois des animaux… La succession virevoltante des identités autorise quelques comparaisons dont le sociologue Montesquieu fait son miel ; il vaudrait aussi la peine de scruter de près la portée théologique d’une telle fable, qui égratigne au moins le dogme chrétien d’une âme immortelle à jamais identique à elle-même. Comme ces questions sont forcément trop complexes pour un simple compte rendu, je soulignerai seulement qu’Histoire véritable risque d’être, à côté de Jacques le Fataliste, le récit le plus ouvert du XVIIIe siècle ; qui a le goût de ces jeux, pourrait s’amuser à y découvrir un Montesquieu postmoderne !

Les autres textes du recueil n’ont pas tout à fait cette classe, mais proposent toujours, ainsi rassemblés, un beau florilège du génie de leur auteur. Nous lisons d’abord quelques anecdotes tirées de Mes pensées ; il était très utile de les rassembler puisque le grand public, auquel le Folio est par définition destiné, n’irait sans doute pas les y déterrer. Il était peut-être moins indispensable de reprendre les trois contes insérés dans les Lettres persanes (Les Troglodytes, Astéridon et Astarté, Anaïs), qui sont, comme on dit, entre toutes les mains. Tant qu’à les insérer, on aurait d’ailleurs pu envisager de reprendre aussi les dernières lettres du recueil, où la révolte du harem d’Usbek a elle aussi un accent plus romanesque que le « reportage » sur la France qui précède ; ce n’est sans doute pas la fiction la moins réussie de Montesquieu puisqu’on y voit notamment que même un esprit aussi intelligent qu’Usbek a vite fait de retrouver, quand il s’agit de ses propres entours, des réflexes coutumiers barbares ; il y a là, au seuil des Lumières, une belle leçon de modestie qui rappelle utilement que la lucidité critique dont bien des Philosophes seront alors très fiers n’est que trop portée à s’exercer surtout aux dépens d’autrui..

Les quatre textes suivent nous font passer de l’Orient à l’Antiquité. Antiquité de convention dans les Lettres de Xénocrate à Phérès, qui tracent le portrait d’un prince de Sicyone modelé de toute évidence sur le Régent ; il fallait une discrète affabulation antique, au demeurant transparente, pour autoriser la liberté du propos. Le Dialogue entre Sylla et Eucrate est le texte le plus riche de la petite série et fait vaciller les certitudes d’un dictateur qui a multiplié les proscriptions sanglantes pour mieux sauvegarder les libertés de sa République ; son interlocuteur lui fait appréhender qu’il aura surtout appris aux Romains à obéir à un maître. Je rappelle au passage que Friedrich Sieburg, dans sa biographie à demi romancée de Robespierre [1], imagine dans quelques paragraphes bien venus que l’Incorruptible aurait, un soir de 93, lu ce dialogue devant la famille de son hôte, le menuisier Duplay…

Arsace et Isménie nous ramène en Orient. Ce « dernier roman de Montesquieu » (formule des éditeurs, p. 206) retrouve tout un imaginaire baroque, qu’on s’étonne un peu de découvrir si vivant au beau milieu du XVIIe siècle. Il s’agit là encore d’un texte fort singulier, où bien des choses mériteraient une étude approfondie ; près d’un quart de siècle avant Werther, ces quelque cinquante pages n’alignent pas moins de trois suicides (dont un raté) sans s’inquiéter aucunement d’une condamnation traditionnelle qui remontait au moins aux débuts du christianisme. Arsace fait d’autre part figure de roi idéal ; Montesquieu le munit assez classiquement d’une panoplie de vertus éminentes, mais lui attribue aussi un respect scrupuleux des « formes » établies qui « seraient la chose du monde qu’il [faut] le plus conserver » (p. 251) ; il y a là une manière d’illustration romanesque de la leçon de L’Esprit des lois sur la différence entre la monarchie et le despotisme, la première étant surtout « tempérée », et dès lors préservée des excès du second, par son attachement aux lois fondamentales et aux procédures imprescriptibles. Les despotes éclairés à la Voltaire se targuent plutôt de leur boulimie réformatrice.

La série se termine sur Le Temple de Gnide, qui fut assez curieusement, au XVIIIe siècle, le texte le plus populaire du Président et qui a pris, depuis lors, bien des rides. Reste qu’il s’agit toujours d’une curiosité et même d’un bel objet d’étude – et qui ne pouvait de toute manière, manquer dans un recueil qui rassemble, pour la première fois, toute l’œuvre fictionnelle de Montesquieu. Entreprise d’autant plus utile que l’ensemble ainsi réuni fournit du coup une excellente entrée en matière à plus d’un lecteur qui aurait la curiosité de découvrir enfin la diversité insoupçonnée de l’auteur des Lettres persanes.

Paul Pelckmans
Université d’Anvers

Notes

[1Robespierre (1935), traduit de l’allemand par Pierre Klossowski, préface de Michel Vovelle, Paris, Mémoire du Livre, 2003, 381 p.