Documentation et méthode de travail de Montesquieu

Un problème historiographique : le premier divorce chez les Romains Manuscrit de L’Esprit des lois, XVI, 16 [version fortement révisée le 02/09/2018]

, par Volpilhac-Auger, Catherine

La transcription intégrale du manuscrit de L’Esprit des lois conservé à la Bibliothèque nationale de France constitue les tomes III et IV des Œuvres complètes de Montesquieu (C. Volpilhac-Auger éd., Oxford, Voltaire Foundation, 2008).

Les références de page renvoient à cette édition.

L’ensemble comprend des introductions et des annexes (p. I-CCLI et 897-929), permettant de comprendre les spécificités du manuscrit et les méthodes de travail et de composition de Montesquieu.

Chaque livre est accompagné d’une étude introductive approfondie : genèse, évolution, rapport avec l’imprimé et avec l’ensemble de l’œuvre.

Un problème historiographique : le premier divorce chez les Romains (L’Esprit des lois, XVI, 16)

Le dernier chapitre du livre XVI est suscité par la nécessité de reconstituer (sommairement) l’historique du divorce chez les Romains. Montesquieu ne se satisfait nullement de l’idée, reprise par tous les historiens anciens et modernes après Aulu-Gelle, que Carvilius Ruga fut le premier à user de cette disposition, plus de cinq cents ans après son institution par Romulus. Cela lui paraît d’une part invraisemblable « par la nature de la chose », de l’autre contredit à la fois par un fait historique (la mention du divorce que Coriolan propose à sa femme [1] et par un fait d’ordre juridique : la loi des Douze Tables propose d’étendre les cas de répudiation ; si personne n’avait jamais répudié [2], à quoi bon légiférer en ce sens ?

Montesquieu est le seul à se poser cette question, et pour quelques années encore. Gibbon lui-même ne verra là aucune difficulté [3] , pas plus que Charles Dezobry [4] , pourtant éditeur dès 1844 des Considérations sur les […] Romains. Fustel de Coulanges accepte sans réserve l’anecdote, qui correspond parfaitement à l’idée qu’il se fait d’une cité antique fondée sur des valeurs religieuses [5] .

C’est semble-t-il seulement dans la seconde moitié du XIXe siècle que l’érudition s’y attaque :

On raconte partout, sur la foi d’Aulu-Gelle et de Valère-Maxime, que le premier divorce n’eut lieu à Rome que vers 234 ou 231 av. J.-C. (520, 523 de Rome), lorsque Sp. Carvilius Ruga répudia sa femme […]. Si l’on adoptait cette anecdote au pied de la lettre, il faudrait voir dans la loi de Romulus citée plus haut une pure prévision de théorie sans application pratique, ce qui est aussi contraire que possible à l’esprit des législations antiques, surtout à Rome. Mais un examen attentif montre l’impossibilité de l’admettre sans réserve. […] [Il faut] supposer un élément nouveau qui n’est pas indiqué et sur lequel les modernes se sont livrés à maintes conjectures [6]. Comme elles nous ont semblé peu satisfaisantes, on nous pardonnera de présenter la nôtre. Elle se résumera en deux mots : Sp. Carvilius fut le premier qui, divorçant en dehors des circonstances prévues par la loi de Romulus, trouva moyen d’en éluder la pénalité pécuniaire et de se dispenser de restituer à sa femme l’équivalent de sa dot. […] [Il] y échappa en prétendant que le serment exigé par les censeurs (qu’il était marié pour avoir des enfants) le forçait à répudier sa femme stérile, et il en profita pour ne pas lui restituer sa dot [7].

Telles sont donc les données du problème un siècle et demi après L’Esprit des lois, auquel nous revenons maintenant, en présentant le texte du livre XVI, chapitre 16 [8] , dont la transcription relativement tardive [9] (secrétaire N, 1745) est complétée par l’intervention du secrétaire O (1745-1747), le dernier à être intervenu sur le manuscrit de L’Esprit des lois.

http://montesquieu.ens-lyon.fr/IMG/pdf/XVI_16.pdf

Pour accéder au manuscrit de L’Esprit des lois sur Gallica

http://gallica.bnf.fr/ark:/12148/btv1b60000384/f82.image

La première rédaction (N) offre une solution à ce que Montesquieu reconnaît ici pour une énigme dont personne ne s’était avisé avant lui : Carvilius Ruga fut le premier, non à répudier, mais à répudier sa femme pour cause de stérilité. L’affaire paraît réglée, mais la rédaction est trop brève pour que Montesquieu ait pensé l’arrêter ici : l’énoncé tient en une phrase, et n’est pas commenté [10]. C’est alors qu’intervient le secrétaire O, qui renvoie à Plutarque, lequel « dénoüe parfaitement cecy » : la stérilité ne faisant pas partie des cas prévus par Romulus, Carvilius Ruga fut le premier à répudier en acceptant de payer ce que la loi prévoyait, c’est-à-dire en perdant l’intégralité de ses biens (la moitié devant être donnée à l’épouse, la moitié au temple de Cérès).

Montesquieu ajoute alors une remarque sur la date de l’événement : alors que selon Aulu-Gelle, l’événement se situe cinq cents ans après Romulus (c. 230 av. J.-C.), ce qui était arrondir le chiffre [11], il affirme d’après Plutarque que c’était seulement deux cent trente ans après Romulus (c. 520 av. J.-C.), donc avant l’extension des causes de répudiation par les Douze Tables (trois cent quatre ans après la fondation de Rome, soit vers 450 av. J.-C.) – comme si le texte de Plutarque, qui contredit toutes les autres sources, faisait autorité contre elles et levait toute difficulté. La dernière phrase de O se contente donc finalement d’opposer une source à une autre, et de choisir celle qui réduit le problème – alors que plusieurs commentateurs, et notamment des traducteurs [12], ont souligné qu’il s’agissait manifestement d’une erreur de Plutarque [13]. Seul l’argument de la postériorité des Douze Tables est anéanti, ainsi que celui qui se fonde sur la proposition de Coriolan. La contradiction avec la date donnée par Aulu-Gelle subsiste ; et on pourrait surtout objecter que le problème n’est pas résolu sur le fond, car s’il n’est pas vraisemblable que les Romains aient répugné à user de la répudiation pendant cinq cent vingt ans, l’est-il davantage de l’admettre pour une période de deux cent trente ans ?

L’imprimé ne permet pas de lever tous les doutes, malgré les recherches auxquelles s’est livré Montesquieu entre 1745 et 1747, recherches dont témoigne en 1748 l’addition de références à deux autres historiens, Denys d’Halicarnasse et Valère Maxime, qui renforcent les dires d’Aulu-Gelle, ce qui montre bien qu’il était conscient de la difficulté. Il s’ôte même les moyens de sortir de l’impasse en présentant désormais comme un « merveilleux » auquel se seraient complus les commentateurs, ce qui dans le manuscrit était une simple « erreur des historiens », mais surtout en ignorant Aulu-Gelle (ainsi que les deux autres historiens), pour tout faire reposer sur la confrontation des deux passages de Plutarque qui apparaissaient déjà dans le manuscrit, mais sans que ce « rapprochement » semble alors particulièrement lourd de sens : le procédé est rendu plus spectaculaire, alors qu’il ne résout rien, et surtout pas le problème chronologique. Quant à la solution proposée du point de vue juridique (la répudiation pour stérilité, qui se solde pour Carvilius Ruga par la perte de tous ses biens), elle n’est qu’à moitié satisfaisante : la sanction est énorme ; or aucun des historiens ne commentait cet aspect, qui n’est tout de même pas mineur.

Ses recherches de 1747 l’amènent à déplacer l’accent sur un autre point, mentionné par Valère Maxime (II, 1, 4) : le mécontentement populaire que suscita cette répudiation, rendue nécessaire selon Carvilius Ruga par le serment qu’il avait fait aux censeurs, de donner des enfants à la république : la question, qui jusque-là relevait à la fois de l’historiographique et du juridique et restait relativement technique, devient dès lors un problème de mœurs – ce qui l’intéresse au plus haut point. Or l’intérêt qu’il accorde à la pression des censeurs, et donc de l’État, sur l’individu, n’est pas sans conséquences.

Une phrase capitale apparaît en effet dans l’imprimé, au détour d’une note déjà présente dans le manuscrit, mais que Montesquieu complète alors : « il y a apparence qu’il ne fut point sujet à la confiscation puisqu’il suivoit l’ordre des Censeurs. » (note m). Note discrète, peut-être ajoutée au dernier moment, mais qui permet de résoudre le problème. On l’aura remarqué, c’est la solution que proposera, bien plus tard, le Dictionnaire des antiquités grecques et romaines de Daremberg et Saglio.

Il n’est pas de notre propos, ni de notre capacité, de dire si Montesquieu a eu raison ou pas au regard des connaissances actuelles ; il est plus important de voir qu’à la différence de la plupart de ses contemporains et de ses successeurs, même les plus savants et les plus « philosophes », il a aperçu une véritable difficulté historique et juridique dans ce qui apparaissait comme un des faits les plus sûrs de l’histoire romaine. Tout en refusant de s’attaquer réellement à la question chronologique ni se préoccuper des doutes exprimés notamment par les traducteurs comme Dacier, et en adoptant une démarche scientifiquement peu défendable, il a résolu le problème qu’il avait fait apparaître, et ce de la manière qui semblera la plus efficace cent cinquante ans plus tard, dans cette somme d’érudition qu’est le Dictionnaire des antiquités grecques et romaines de Daremberg et Saglio, où elle sera présentée comme nouvelle et personnelle.

Voir en ligne : Manuscrit de L’Esprit des lois, Bibliothèque nationale de France (n.a.fr., 12835)

Notes

[1Vers 493 avant J.-C., soit deux cent soixante ans après la fondation de Rome.

[2Sur la différence qu’observe Montesquieu entre divorce et répudiation, voir L’Esprit des lois, XVI, 15.

[3Edward Gibbon, The History of the Decline and Fall of the Roman Empire (1776), chap. XLIV.

[4Charles Dezobry, Rome au siècle d’Auguste, Paris, 1846-1847, 4 vol., livre III, lettre 58.

[5Numa-Denis Fustel de Coulanges, La Cité antique, Paris, 1864, livre II, chap. 3.

[6En note, des références à Rein et Walter (voir Ferdinand Rein, Histoire de la procédure civile chez les Romains, trad. E. Laboulaye, Paris, A. Durand, 1841, et Wilhelm Rein, Das Privatsrecht und der Civilprocess der Römer, Leipzig, F. Fleischer, 1858).

[7Ch. Daremberg et E. Saglio, Dictionnaire des antiquités grecques et romaines (Paris, Hachette, 1877-1919, 5 vol.), art. DIVORTIUM (t. II, vol. 1, p. 322), dû à F. Baudry.

[8Les passages surlignés attirent l’attention sur des différences entre le manuscrit de travail et l’imprimé (1748). Ils sont ici trop nombreux pour être explicités.

[9Une copie sans aucune rature peut témoigner d’une rédaction antérieure : on a alors affaire à un simple recopiage.

[10Tome IV, f. 39r, ici p. 420.

[11Dans l’imprimé, il le précisera : « cinq cents vingt ans ». On notera que Montesquieu ne se réfère qu’à la datation ab urbe condita, jamais au comput chrétien, que nous introduisons pour la clarté de la démonstration et par commodité.

[12C’est le cas d’André Dacier, Vies des hommes illustres (Paris, 1724), t. I, p. 196. Mais Montesquieu semble s’être servi exclusivement de la traduction d’Amyot. Plutarque, qui n’est que biographe, avait mauvaise réputation comme historien : Bayle est très sévère pour sa désinvolture envers les faits et les dates (voir son Dictionnaire historique et critique, articles JUNON, Rem. T, ACARNANIE, et surtout ACHILLE, note M).

[13Erreur fondée, selon Brèthe de La Gressaye, sur la confusion opérée par Plutarque entre comput romain (depuis la fondation de Rome) et le comput chrétien : 520 ans après Romulus, ou plutôt 523 (pour être exact et se conformer à certains historiens que cite Montesquieu dans la version imprimée), correspondent en effet à 230 ans avant Jésus-Christ. Mais Plutarque, né au Ier siècle ap. J.-C., ne pouvait avoir aucune idée du comput chrétien. Quant à Montesquieu, il est exclu qu’il ait confondu les deux dates : il choisit celle que fournit Plutarque en connaissance de cause.