Guillaume Barrera, Les Lois du monde. Enquête sur le dessein politique de Montesquieu, Paris, Gallimard, collection « L’Esprit de la cité », 2009, 501 pages Luigi Delia
On doit savoir gré à Guillaume Barrera de s’être attaché à donner de la pensée de Montesquieu une riche et stimulante vue d’ensemble. D’un beau style, cette ample étude de synthèse est divisée en six parties et dix-sept chapitres qui font circuler le lecteur dans les trente et un livres que compte L’Esprit des lois. Le volume aborde tour à tour la question du destinataire de l’œuvre ; le rapport de Montesquieu à la culture philosophique des anciens et des modernes ; le grand thème de la religion ; l’articulation des concepts de liberté, utilité et modération ; le rôle joué par le commerce en vue de l’accès des États à la puissance et à la prospérité, ainsi que les problèmes des interactions des deux sexes et de la méchanceté des hommes au sein de la réflexion de Montesquieu sur la nature humaine.
On saluera pour commencer l’ambition de l’auteur, qui par son essai n’a cherché ni à faire une introduction à la pensée de Montesquieu, ni à livrer un énième commentaire érudit de L’Esprit des lois, en se donnant plutôt comme projet celui de répondre à la question qui est posée au début de son introduction : « Quel est le dessein de L’Esprit des lois ? ». L’enquête de G. Barrera vise à élucider l’avertissement quelque peu énigmatique de la préface : « si l’on veut chercher le dessein de l’auteur, on ne le peut bien découvrir que dans le dessein de l’ouvrage ». L’hypothèse émise par l’auteur est que ce dessein ne renvoie pas seulement à « une conception », mais qu’il renferme aussi « l’intention » de l’auteur (p. 12). L’interprète se voit dès lors sollicité de réexplorer L’Esprit des lois de fond en comble pour en dégager l’intention profonde qui le traverse, sans négliger la pluralité des disciplines impliquées et les lumières qu’apportent les travaux antérieurs de Montesquieu : G. Barrera se réfère en particulier aux Lettres persanes, aux Pensées et à l’Essai sur les causes qui peuvent affecter les esprits et les caractères, dont il a notamment établi l’édition critique pour les Œuvres complètes.
D’après la lecture qui nous est proposée, Montesquieu serait moins le fondateur d’un nouveau savoir désengagé, qu’un écrivain soucieux de faire « œuvre utile » dans le domaine politique. Au lieu de réduire le projet du penseur bordelais à la seule tentative savante d’opérer une compréhension historique de la diversité des lois et des mœurs, G. Barrera cherche à cerner et à mettre en avant l’intention politique d’éclairer le peuple, de le guérir de ses préjugés, d’influencer son action et de former ses élites. Un passage bien connu du livre XXIX, chapitre 1, qui devait clore L’Esprit des lois, vient accréditer cette thèse : « Je le dis, et il me semble que je n’ai fait cet ouvrage que pour le prouver : l’esprit de modération doit être celui du législateur ; le bien politique, comme le bien moral, se trouve toujours entre deux limites ». Si l’œuvre de Montesquieu a un but, celui-ci ne consisterait donc pas à examiner froidement la réalité des faits pour découvrir les rapports nécessaires qui lient les lois, car Montesquieu est « d’abord un politique » désireux « d’agir par son œuvre ». Sous ce jour, G. Barrera fait sienne la leçon de Jean Ehrard, en rappelant que Montesquieu ne sépare pas, comme l’exigera la méthode sociologique, les faits et les valeurs : en même temps qu’il adopte la démarche de l’observateur désintéressé, il s’élève de l’ordre positif du constat à l’ordre normatif du jugement de valeur. D’une part, la condamnation du régime despotique, de la justice suppliciaire, de la loi de l’esclavage ou encore de la pratique médiévale des duels judiciaires, et d’autre part, la préconisation de la modération politique et l’éloge des institutions et des mœurs anglaises ne sont que les exemples les plus éclatants de la façon dont Montesquieu refuse de sacrifier le droit au fait, l’élan réformateur au souci de l’objectivité descriptive.
Si d’après G. Barrera on ne saurait assimiler la pensée de Montesquieu à celle d’un « sociologue » au sens contemporain, quitte à parler d’une sociologie évaluative, l’appellatif de « philosophe politique » est lui aussi à manier avec précaution. Montesquieu n’est sans doute pas « philosophe » au sens où l’on entendait ce mot au Grand Siècle, son problème ne consistant pas à mettre en système les multiples branches du savoir. Sa démarche n’en est pas moins « systématique », dans la mesure où elle met à profit l’idée que « tout est extrêmement lié » (L’Esprit des lois, XIX, 15). Qu’il soit pertinent ou non de qualifier de « philosophe » le juriste de profession que fut Montesquieu, reste qu’à l’instar de Machiavel et contrairement à Hobbes et à Spinoza, le Président ne déduit pas la politique d’une philosophie première qu’il n’a d’ailleurs jamais élaborée : le Montesquieu de G. Barrera aspire à « restaurer la science politique et [à] l’ériger en philosophie première » (p. 79). C’est qu’il reproche aux métaphysiciens, et à Malebranche le premier, d’avoir éclipsé la science du politique et détourné l’esprit de l’action. Inutile aux affaires humaines, apte à rendre les hommes sauvages, la vita contemplativa est en tous points opposée à la visée pratique de l’œuvre de Montesquieu. Libérée des entraves de la métaphysique, la réflexion politique qu’il inaugure « dans un esprit plus moderne qu’ancien, se présente comme une science qui prétend rendre raison des actions humaines en exhibant des rapports que les hommes ignorent le plus souvent » (p. 110). Ménageant tout au long de son analyse une part décisive à l’opposition action/contemplation, G. Barrera suggère que l’intérêt principal de Montesquieu est d’orienter l’action. Influencé par une lecture attentive des historiens antiques, il ne prend pas moins doublement ses distances de cette tradition : il se singularise d’abord par son projet scientifique globalisant, qui veut embrasser dans son ensemble les lois positives de toutes les nations ; la démarche de Montesquieu diverge ensuite de celle de ces sources en ce qu’il relie les lois non seulement aux climats, aux mœurs et à l’« esprit général » de chaque État, mais encore aux phénomènes religieux et économiques, auxquels il accorde une importance majeure pour l’intelligibilité de la science du gouvernement.
L’analyse de la question religieuse – le caractère des religions et la nature des liens qui structurent le rapport de la religion chrétienne à la morale stoïcienne et au commerce – est l’objet de la partie la plus étendue du volume. Il y est rappelé que Montesquieu n’aspire ni à fonder une « religion civile », comme Rousseau, ni à supplanter le christianisme, selon les vœux de Voltaire. Bien que Montesquieu fasse preuve de modération en traitant de cette question – sa politique religieuse répudie tant la politique dévote que la politique athée (cf. L’Esprit des lois, XXV, 1) –, G. Barrera détecte dans son discours une critique du fait religieux plus radicale qu’on ne l’a dit jusqu’à présent. Il ne s’agit ni de méconnaître que la religion répond à un besoin humain et remplit une fonction stratégique pour la vie sociale ; ni de remettre en question la réfutation du « paradoxe de Bayle », pour qui une société d’athées est préférable à une société d’« idolâtres » ; ni de minorer les bienfaits de l’islam, utile pour borner l’absolutisme des princes, ou ceux de l’esprit chrétien des Évangiles, susceptible de promouvoir l’égalité et la douceur. Mais il ne s’agit pas non plus, inversement, de faire de Montesquieu un dangereux hétérodoxe, voire un antichrétien invétéré, en regroupant les arguments polémiques qu’il allègue tant contre la vacuité des idées théologiques que contre le caractère des religions, accusées tour à tour de « quiétisme », de mettre une division entre l’homme et le citoyen et de favoriser les querelles interconfessionnelles. S’inscrivant en faux contre la plupart des exégètes (Cotta, Régaldo, Shackleton, Starobinski), G. Barrera s’attache à montrer que la perspective caustique et extrêmement libre adoptée dans les Lettres persanes n’est pas remise en cause dans L’Esprit des lois, au point que la critique ecclésiastique ne s’est pas abusée au sujet du véritable dessein politique de Montesquieu. Choquants pour les gardiens de la vraie foi, ses propos furent réprouvés tant par les pères jésuites que par les censeurs jansénistes. De l’esprit des lois fut mis à l’Index en 1751. Moins chrétien qu’on ne l’a dit, davantage séduit par la morale stoïcienne et par la religion naturelle qu’engagé dans l’apologie du christianisme, irrévérent sans être irréligieux, le Montesquieu de G. Barrera ne s’attaque qu’à ce qui dans les doctrines religieuses fait obstacle à son dessein et à ses principes. On retiendra, à cet égard, les belles pages consacrées à la revendication par Montesquieu de « l’autonomie de l’idée de justice par rapport à l’idée de Dieu » (p. 188).
Récusant l’ancrage de la justice dans la sphère de la théologie, le baron de La Brède préconise, entre autres choses, que l’État justicier s’abstienne de « venger la divinité » : « Il faut faire honorer la Divinité et ne la venger jamais. En effet, si l’on se conduisait par cette dernière idée, quelle serait la fin des supplices ? Si les hommes de loi ont à venger un être infini, les lois se règleront sur son infini » (L’Esprit des lois, XII, 4). Cette exigence de sécularisation et de modération du droit de punir pour séparer non pas l’Église de l’État, mais le théologique du juridique, afin que la justice soit humaine et mesurée, constitue l’un des apports les plus considérables que Montesquieu ait laissés en héritage à notre modernité pénale.
D’après G. Barrera, l’ambition constante de Montesquieu consiste à envisager pour l’utilité de ses concitoyens un certain usage politique de la liberté et de la modération, alors qu’au niveau des États, qui sont les véritables sujets de l’histoire, il prône l’équilibre entre prospérité et puissance. La défense comme la promotion de la liberté politique n’exigent pas la destitution des religions : bien qu’elles puissent menacer par leurs principes mêmes une certaine forme de liberté – par exemple en provoquant une forme de désaffection pour la chose publique –, les religions demeurent des forces réelles qu’il est tout de même souhaitable de « réduire dans [leur] pouvoir temporel, économique ou “spéculatif” » (p. 246). Phénomène social inscrit dans l’histoire et déterminé en fonction des climats en même temps que des systèmes politiques, la religion gagne à être envisagée dans sa relation au commerce. Ici, G. Barrera ne dresse pas le parallèle entre génie du christianisme et esprit du commerce pour en faire deux forces complémentaires qui collaborent à adoucir les mœurs : l’influence du « doux commerce » est préférable selon Montesquieu en ce qu’elle laisse les esprits libres, réunit les hommes mieux que la religion, ne les détache pas du monde et de ses soucis, favorise le bien-être et le progrès des sciences et « n’accroît guère la puissance sans adoucir les mœurs des nations qui communiquent entre elles » (p. 258). Si le peuple anglais force l’admiration du Président, c’est aussi parce qu’il a su mettre en avant ses intérêts commerciaux plutôt que ceux de la religion. G. Barrera en tire la leçon que religion et commerce forment moins une articulation qu’une alternative chez Montesquieu. Originale et courageuse, cette lecture ne fera peut-être pas l’unanimité : elle n’en demeure pas moins qu’elle est argumentée avec talent.
La quatrième et la cinquième partie du volume conduisent le lecteur aux « sources de la prospérité » et le convient à réfléchir sur le binôme conceptuel « forces et puissance ». Nombre de questions y sont progressivement envisagées : l’utile, le luxe, la propriété, l’esclavage, la confiance, la distribution des pouvoirs, la guerre et le droit de conquête. Au fil des pages, on voit se dessiner le portrait d’un Montesquieu qui ne sacrifie pas toutes choses à l’utile mais qui fait pourtant de l’utilité, et non pas de la vérité, son maître-mot. Pour l’auteur, la référence à l’utilité et le recours à une logique des effets sont sans cesse présents et opérants dans le discours du philosophe de La Brède : « l’utilité aimante tous les aspects de cette pensée » (p. 475). De nouveau dans les toutes dernières pages de son essai, G. Barrera revient sur la fonction que le principe d’utilité de la sanction remplit en matière pénale : opposant une fin de non-recevoir à la doctrine de la répression de l’intention criminelle des coupables, défendue par les tenants de l’ancien droit criminel, Montesquieu s’inscrit en faux contre les excès du droit de punir de son temps au nom des intérêts de la société (p. 467). Une législation trop sévère, qui ne gradue pas les peines sur les crimes et qui mélange légalité et moralité, est inefficace et parfois même nuisible à la sûreté publique. L’idée est que plus le châtiment est dur, plus il est probable que le criminel commettra plus de crimes pour l’éviter. C’est bien le cas de ces voleurs qui, pour s’assurer l’impunité, ont intérêt à tuer leurs victimes en se débarrassant de tout témoin potentiel : « C’est un grand mal parmi nous de faire subir la même peine a celui qui vole sur un grand chemin, et à celui qui vole et assassine. Il est visible que pour la sûreté publique il faudrait mettre quelque différence dans la peine : à la Chine les voleurs cruels sont coupés en morceaux, les autres non. Cette différence fait que l’on y vole, mais que l’on n’y assassine pas » (L’Esprit des lois, VI, 16).
Plus proche de Descartes et de Condillac que de Malebranche et de Bentham, le Montesquieu de G. Barrera découvre dans l’empirisme lockéen les présupposés pour étoffer une philosophie de l’action entièrement orientée vers « un double point de fuite : le bien-être des hommes, la prospérité des nations » (p. 267). Parallèlement, en dépit de la plupart des exégètes, à commencer par Leo Strauss, G. Barrera insiste moins sur l’idée de liberté que sur celle de modération. Retenons ici cette belle formule : « Montesquieu ne vise pas seulement la modération ; son propre regard est modéré » (p. 461). Concept-clé de l’éthique aristotélicienne, la modération acquiert un sens nouveau dans le vocabulaire de Montesquieu : ce mot désigne désormais l’art complexe de trouver le juste milieu dans le bien politique. La réhabilitation de cette notion permet à G. Barrera de développer une double considération.
D’une part, il fait observer que le libéralisme politique de Montesquieu ne désolidarise pas le nécessaire, l’utile et le superflu : la liberté de l’individu, le bien de l’État et les intérêts du commerce peuvent cohabiter harmonieusement sous les auspices d’une législation modérée, tout aussi soucieuse d’éviter la frugalité extrême (hormis dans les petits États démocratiques) que les excès de la dépense ostentatoire. Montesquieu aurait ainsi accordée sa préférence à l’idée que la légitimation du bon usage du luxe, nécessaire aux monarchies dans la mesure où il favorise le développement économique, la redistribution des richesses et l’accroissement démographique, fasse front commun avec la valorisation du travail et l’engagement de l’État à satisfaire aux besoins premiers des individus. Il importe en effet de remarquer que pour Montesquieu, l’État a le devoir de procurer à tous les citoyens, par le travail, « une subsistance assurée, la nourriture, un vêtement convenable, et un genre de vie qui ne soit pas contraire à la santé » (L’Esprit des lois, XXIII, 29). Au demeurant, la justification de la propriété est secondaire par rapport à l’éloge que Montesquieu décerne à l’esprit d’entreprise et de travail : « Un homme n’est pas pauvre parce qu’il n’a rien, mais parce qu’il ne travaille pas » (L’Esprit des lois, XXIII, 29). G. Barrera insiste à maintes reprises sur la centralité que Montesquieu assigne à la notion de travail. Une formule nous semble heureuse, celle qui définit le travail comme « la propriété la plus sûre et la plus féconde […], la richesse véritable, pour l’État comme pour l’individu » (p. 322).
D’autre part, tout au long du chapitre 13, intitulé « De l’équilibre », est bien mis en valeur le rapport que la modération politique entretient avec la force (ou la puissance), notion que G. Barrera tient à distinguer de celle de violence. Conscient que ce n’est que d’un État puissant qu’on peut espérer une politique modérée, « Montesquieu plaide en faveur d’une force véritable et mesurée » (p. 352). De ce point de vue, la célèbre théorie de la division et distribution des pouvoirs (L’Esprit des lois, XI, 6) n’est en rien un éloge de la faiblesse. Au contraire, G. Barrera insiste sur l’idée que le politique doit faire preuve, selon Montesquieu, d’une singulière force d’âme pour apprendre à être modéré et à ne pas tomber dans les extrêmes, tandis que le despotisme se caractérise précisément comme le type de gouvernement à la fois « le plus violent et le plus faible ». Absent de cette forme de pouvoir arbitraire exerçant une oppression sans frein qu’est le gouvernement despotique, l’idéal de modération n’est pas non plus à l’œuvre dans les États démocratiques, où chacun est réputé égal aux autres. Condition nécessaire de la possibilité institutionnelle de la liberté, la modération d’un régime est tout aussi incompatible avec l’absolutisme du prince qu’avec la souveraineté monocratique du peuple. Principe indispensable pour éviter que le pouvoir n’abuse du pouvoir, la modération politique rend possible la « balance » des trois puissances et leur contrôle réciproque : « ce concert, souvent dissonant, garantit la liberté par ses dissonances mêmes » (p. 375). G. Barrera revient sur les pages célèbres du livre XI de L’Esprit des lois qui traitent de l’équilibre et de la coopération des puissances des divers organes qui doit s’établir au sein d’un État modéré, à l’exemple de la « constitution d’Angleterre » ; mais il remarque aussi que la modération ne se limite pas à régler des négociations entre pouvoirs, mais permet au législateur d’établir des règles de sûreté pour les citoyens en matière de justice et d’éducation, de commerce et de défense : pour Montesquieu, « le souci de la modération par l’équilibre a ceci de particulier qu’il repose sur une méfiance étendue à tous les corps de l’État, à toutes les conditions de la société » (p. 370).
Parmi les multiples visages de la modération que la lecture de G. Barrera fait ressortir de l’œuvre de Montesquieu, on retiendra encore la corrélation qui est établie, dans la sixième partie du volume, entre l’idée de douceur et le rôle dévolu à l’action des femmes dans la vie des sociétés. Au-delà de certains clichés qu’on peut trouver sous la plume de l’écrivain Montesquieu, reste que les femmes occupent une place de premier plan dans L’Esprit des lois (dans les livres VII et XIX notamment). Adoucissant les manières, elles remplissent une fonction socialement civilisatrice. L’influence bénéfique que les femmes exercent sur la polis s’éclaire à mesure que l’on se tourne vers les empires orientaux, caractérisés par le manque de communication entre les sexes. Ces régimes promeuvent une culture unisexuée qui opprime et réduit en esclavage une partie de l’humanité. De tels gouvernements se perpétuent d’autant mieux que les deux sexes sont séparés : enfermées dans le sérail, les femmes n’ont pas la possibilité de communiquer avec les hommes. G. Barrera ne se cantonne pas à montrer, sur un plan négatif et moral, que pour Montesquieu la dégradation du féminin et son exclusion de la vie sociale constituent autant de marques d’incivilité et de servitude, ayant de surcroît des implications antiéconomiques, la société étant privée d’une précieuse ressource d’activité ; il fait aussi observer, sur un plan positif et politique, que la « “communication” des hommes et des femmes est l’un des moteurs de l’histoire humaine » (p. 412). Le commerce des sexes, qui contribue à définir le degré de modération d’un régime, conditionne pour partie l’esprit d’une nation : à cet égard, la société française est sans doute tributaire de l’action modératrice que les femmes ont exercée sur la qualité des manières et sur la formation du goût. Privilégiant la logique de la « communication » des sexes, voire de la fructueuse complémentarité entre la « force » masculine et la « douceur » féminine, Montesquieu pointe d’un doigt accusateur toute logique de la domination qui asservit les femmes et en dégrade la condition. Quant à la question de savoir si la différence sexuelle va de pair avec une inégalité naturelle, G. Barrera avance l’hypothèse d’un décalage entre le discours égalitaire affiché dans les Lettres persanes, où l’inégalité des sexes reposerait sur des causes politiques, et le discours, que Montesquieu tient habituellement dans L’Esprit des lois, d’une disparité de force et de raison engendrée par les effets du physique sur le moral. Mais G. Barrera a raison de préciser qu’il serait réducteur de « s’arrêter à ce que l’homme Montesquieu pensait des femmes ; il vaut mieux relever l’insistance du penseur politique sur leur poids réel », poids qui varie proportionnellement « au degré de communication que souffre chaque nation » (p. 429).
Variant l’angle d’approche du problème, le dernier chapitre du volume aborde la question de « la nature des hommes » à travers l’examen du statut de la méchanceté, c’est-à-dire de la volonté de nuire. L’homme est-il méchant par nature ? Formulée au singulier, l’interrogation trouve au commencement de L’Esprit des lois la réponse négative que chacun connaît : l’état de guerre n’est pas consubstantiel à une supposée nature humaine pré-politique, comme le pense Hobbes. L’homme primitif de Montesquieu n’est pas homini lupus : affecté par la faiblesse et la crainte, il fuit instinctivement les conflits et désire la paix. Pourtant, ces principes naturels sont vite effacés lorsque les hommes entrent en société et deviennent sensibles au désir de dominer leurs semblables. D’où la nécessité de distinguer deux niveaux d’analyse : « si l’Homme aime la paix – leçon du livre premier –, les hommes, eux, sont “méchants” » (p. 456), leçon qui se dessine au fil de l’ouvrage. L’amour de la paix a beau être la première loi naturelle, guerre et violence n’en sont pas moins une constante de l’histoire humaine. Aussi réaliste que Machiavel, le baron de La Brède aurait postulé plus qu’il n’aurait avancé sous le régime de l’hypothèse que les hommes sont réellement mauvais, c’est-à-dire que la volonté de nuire est rattachée non pas à la nature humaine mais à la condition sociale des hommes. Ce constat, accompagné de l’idée que les hommes sont d’autant plus mauvais qu’ils ont du pouvoir, est à la base du libéralisme politique de Montesquieu : en dépit du machiavélisme, qui déduit la nécessité de la répression de l’État de la malice des hommes, Montesquieu se range une fois encore du côté de l’administration modérée des lois. La reconnaissance de la méchanceté « naturelle » des hommes n’entraîne pas l’exigence politique de son abolition : au lieu de chercher à purifier le cœur des délinquants, un bon magistrat est appelé à faire preuve de « douceur ». Ni laxiste, ni excessivement rigoureuse, l’action du juge sera d’autant plus utile à la société qu’elle s’attachera à rendre la justice avec modération, ce qui revient, dans le domaine pénal, à punir la méchanceté sans la pratiquer à son tour.
Aussi curieux que cela puisse paraître, dans un essai intitulé Les Lois du monde, aucun chapitre ne porte directement sur la théorie de la loi chez Montesquieu ; G. Barrera s’est néanmoins donné les moyens d’en appréhender la profondeur et les retentissements tout au long de son livre, en reconsidérant les « rapports nécessaires » qui lient « la liberté, le commerce et la religion » dans L’Esprit des lois. Sous ce jour, l’expression « lois du monde » synthétise efficacement l’articulation complexe de ces trois notions qui forment pour l’auteur le noyau central du dessein de Montesquieu. Dans sa conclusion, G. Barrera revient sur la finalité politique de ce dessein qui aurait dû interpeller simultanément les législateurs, les magistrats et les peuples (p. 477).
Nonobstant le caractère d’« enquête » de ce travail foisonnant, qui passe en revue une foule de questions qui ne s’imposent pas d’elles-mêmes, le lien entre les parties et les chapitres n’est pas distendu et le sentiment constamment éprouvé par celui qui lit l’ensemble est d’avoir affaire à des étapes dans un raisonnement continu. Bien construite et argumentée avec finesse, la monographie de G. Barrera apporte une brillante contribution à l’historiographie sur Montesquieu. Ajoutons qu’elle dépasse par sa méthode le seul domaine de l’histoire de la philosophie : rédigé par un écrivain qui s’est approprié de manière critique la pensée de Montesquieu et qui sait susciter la réflexion sur des problématiques qui ont leur place dans le débat contemporain, Les Lois du monde se présente comme un livre de philosophie politique à part entière.
Une seule petite réserve : si G. Barrera se réfère avec sûreté aux œuvres philosophiques antérieures à celle de Montesquieu et parfois à des auteurs bien postérieurs (Bentham, Kant, Fichte, Marx, Foucault), il reste assez discret sur celles de ses contemporains. Il aurait été éclairant de ménager une place aux premières réceptions de L’Esprit des lois : pour s’en tenir à deux exemples seulement, qui auraient de surcroît renforcé l’interprétation de l’auteur, L’Esprit des lois a de toute évidence influencé le dessein politique des encyclopédistes, explicitement voué à former les esprits, voire à « changer la façon commune de penser », pour parler comme Diderot , ainsi que le projet réformateur de Beccaria en matière de droit de punir . Si dans Les Lois du monde le travail de conceptualisation se fait parfois au détriment de la mise en contexte, on ne saurait certes en tenir rigueur à l’auteur. Ce choix est non seulement respectable mais raisonnable : cet ouvrage, déjà imposant, aurait été alors démesuré.
Luigi Delia
Université de Bourgogne et Università degli Studi di Bologna