Denis de Casabianca, Montesquieu. De l’étude des sciences à l’esprit des lois, Paris, Champion, Coll. « Travaux de philosophie », 2008, 966 pages. Bertrand Binoche
Depuis maintenant un peu plus de dix ans, les philosophes français peuvent se réjouir doublement de voir Montesquieu opérer un retour sensible dans leur sphère d’influence. D’un côté, ils n’en laissent plus le monopole à l’histoire littéraire des idées, laquelle a sans doute beaucoup apporté à cet égard, et ce n’est assurément pas fini comme en témoigne la formidable édition en cours des Œuvres complètes. D’un autre côté, Rousseau cesse de monopoliser l’intérêt des historiens de la philosophie des Lumières et L’Esprit des lois permet de se défaire un peu d’une fascination toute républicaine pour le Contrat social. Les travaux de C. Spector, D. de Casabianca, F. Markovits et G. Barrera, pour s’en tenir aux monographies les plus substantielles, doivent donc être salués comme participant de cette attention nouvelle pour un texte qui a toujours été considéré comme un « grand texte », mais que l’on se dispensait de lire au-delà des quelques extraits prétendument « bien connus » sur la constitution anglaise ou l’esprit général des nations.
Dans ce contexte, on voit bien se dessiner deux orientations majeures. L’une, d’origine plutôt anglo-saxonne et relativement récente, se focalise sur les rapports de la vertu et du commerce ; elle cherche à déterminer en quel sens Montesquieu a contribué à l’émergence de l’économie et à la redéfinition du civisme. L’autre, bien française et plus ancienne, s’inscrit dans le sillage de Comte et de Durkheim ; elle s’attache prioritairement à la nature épistémologique de L’Esprit des lois pour déterminer en quoi il a contribué à la constitution d’une véritable science des faits sociaux. Montesquieu libéral ou sociologue, c’est un peu l’alternative à laquelle se trouvent confrontés nos nouveaux exégètes.
La monumentale étude de Denis de Casabianca se déploie résolument sur le second versant de cette alternative. L’objet unique des ces neuf cents pages consiste « à interroger le statut du discours que Montesquieu entend produire, et le statut de son destinataire » (p. 189). Après bien d’autres, il faut donc demander « quel est ce savoir » que L’Esprit des lois prétend élaborer (p. 452). Le premier mérite de ce travail est non seulement de ne pas esquiver la question, mais de l’affronter sans réserves, de la retourner dans tous les sens, jusqu’à ce qu’elle ait trouvé une solution réellement satisfaisante.
Les lecteurs de Montesquieu savent que le problème est redoutable. Il est bien difficile de l’esquiver car enfin l’on ne peut guère sans légèreté lire et relire ces trente et un livres si serrés sans se demander à quelle sorte d’entreprise leur auteur a voulu s’essayer. Toutefois il est bien difficile de la résoudre pour autant que nous ne disposons d’aucun texte où il se prononcerait sans équivoques sur ce point (la préface et le livre I sont loin d’être limpides), et pour autant que la forme de son discours ne se laisse rabattre immédiatement sur aucun précédent : …Prolem sine matre creatam. Mais les lecteurs de Montesquieu savent aussi comment le même problème est couramment résolu : en référant L’Esprit des lois à un modèle scientifique qui lui préexisterait et que l’on va chercher parfois chez Descartes, plus souvent chez Newton. On dit donc, en paraphrasant Galilée ou Vico : Montesquieu est le premier sociologue car il entend élaborer une science nouvelle et cela signifie en fait qu’il entend investir les procédures de « la rationalité moderne » ou de « la méthode expérimentale » dans le monde des affaires humaines — ce ne sont donc pas les procédures qui sont nouvelles, mais le champ où elles pénètrent. Dans l’espace ainsi aménagé, les sociologues seraient venus se loger confortablement, n’ayant plus qu’à le débarrasser des scories de la tradition.
Denis de Casabianca n’a pas de mal à montrer que ces affirmations relèvent d’un pur et simple bluff : on dit que Montesquieu est cartésien ou newtonien sans aucunement montrer en quoi il l’est — on se borne à renvoyer hâtivement à la définition de la loi comme rapport nécessaire (I, 1), à citer deux ou trois textes susceptibles d’aller en ce sens (par exemple XVII, 8) et le tour est joué : après tout, tout le monde n’est-il pas « newtonien » à cette époque ? Il faut être plus exigeant et scruter l’ouvrage pour y repérer ce qui l’arme en effet, quels modes d’argumentations l’innervent et quels objectifs il se donne. Si l’on procède ainsi, on parvient à une thèse négative très ferme : il faut en finir avec le préjugé sociologique ! Montesquieu n’a adopté aucun modèle (p. 93), il n’a pas cherché à induire des lois ou à établir des corrélations régulières (p. 175), il n’a jamais voulu fonder une physique sociale (p. 230), et il est par conséquent parfaitement vain de prétendre articuler deux perspectives distinctes : celle, normative, d’un jusnaturalisme persistant, et celle, descriptive, d’une science inédite, ce divorce n’existant que dans l’esprit des (mauvais) commentateurs (p. 488). À ceux qui prétendent le contraire, il incombe la charge de la preuve et il pourrait suffire de leur répondre : « Montrez-le ! Montrez donc où Montesquieu dit qu’il calque ses modes de validation sur une science constituée ! Et surtout, montrez qu’il ne se contente pas de le dire, et qu’il le fait, et comment il le fait ! ». Sans doute le XVIIIe siècle a-t-il unanimement attendu le Newton du monde humain et il est de fait qu’on a cru le trouver en Montesquieu (comme en Rousseau ou en Smith). Mais cela ne prouve pas qu’on a eu raison, non seulement de l’y trouver, mais de l’y chercher.
Mais cela ne suffit pas. Il faut encore se demander en premier lieu quels rapports entretenait de facto Montesquieu avec les sciences de son temps. C’est l’occasion, sans doute pour la première fois, de lire sérieusement certains des écrits de Montesquieu académicien et notamment l’Essai d’observations sur l’histoire naturelle de 1721. Ce qu’il en ressort, c’est que Montesquieu est tout à fait informé des débats contemporains, mais qu’il ne se range dans aucune catégorie bien déterminée (ni cartésien ni newtonien ou, si l’on préfère, cartésien et newtonien). On n’y rencontre aucune méthode clairement assignable, on n’y trouve aucune trace d’une pratique expérimentale qui n’existe pas, mais seulement, et c’est au fond beaucoup plus, la formation d’un certain regard qui lui est propre (p. 118) : en pratiquant les sciences, Montesquieu apprend à voir. Regard : le terme est décisif, il faudra y revenir.
Dans un second temps, il convient d’étudier les recours au langage de la philosophie naturelle opérés dans L’Esprit des lois : si la physique n’est pas un modèle, elle est un réservoir de métaphores, Montesquieu « ne joue pas au physicien, mais il use d’images physiques, renvoyant à des domaines différents, pour présenter des problèmes qui touchent à l’art de la législation » (p. 230). Art : autre terme clé sur lequel on reviendra. Et en déchiffrant avec une patience infinie tous les textes où il est question de « forces », de « ressorts », de « fluides », de « machines », de « chocs », on découvre, en lieu et place d’un paradigme, un réseau complexe de comparaisons qui décrit les gouvernements, leur nature et leurs principes, des attractions de l’honneur subtil des monarchies aux chocs brutaux du despotisme. Quant aux mathématiques, il n’est pas trop difficile de montrer que les emplois que Montesquieu en fait demeurent très ponctuels, finalisés par des argumentations singulières (construction des navires antiques, proportion de la circonférence à l’étendue du territoire despotique…) et que l’ordre géométrique n’est pas celui des lois. Rien d’ailleurs de très surprenant à cet égard pour autant que la mathesis cartésienne inspire aux Lumières une méfiance de principe.
Pas plus qu’il n’y a de modèle épistémologique, il n’y a de modèle politique assignable. On a souvent remarqué à juste titre que Montesquieu ne s’attache pas à identifier un meilleur gouvernement abstrait. Au rebours de la tradition contractualiste, il ne se soucie pas des fondements de la souveraineté et le seul chapitre de L’Esprit des lois où il évoque « la meilleure espèce de gouvernement que les hommes aient pu imaginer » en parle au passé — il s’agit du « gouvernement gothique » (XI, 8 ; voir aussi XXXI, 18 où Charlemagne est décrit comme « extrêmement modéré »). On a aussi remarqué a contrario, et toujours à bon droit, qu’en revanche, le despotisme était bien la pire forme de gouvernement, l’ombre menaçante qui plane sur l’Europe (VIII, 8).
De là on a cru parfois qu’au lieu de chercher en vain le choix secret de Montesquieu (en faveur de l’opposition nobiliaire, des armateurs bordelais, du libéralisme commercial anglais, ou de ce que l’on voudra), il fallait parler d’une politique négative. Par là, on n’entendait pas une politique libérale prônant un État veilleur de nuit (n’intervenant que négativement pour empêcher les intérêts privés de se nuire réciproquement), mais une politique des points de résistance au despotisme : une politique négative, ce serait une politique qui consisterait à recenser les institutions très diverses susceptibles de freiner les abus de pouvoir à la tentation desquels se trouve exposé, par nature, tout homme (XI, 4). Denis de Casabianca se montre ici encore très ferme : « il ne s’agit pas d’une théorie du pire régime qui déboucherait sur une politique négative » (p. 545 ; voir aussi p. 573 et 585). Au contraire, il existe bien une « politique positive » (p. 912), mais celle-ci ne désigne pas la promotion du meilleur régime in abstracto, elle signifie l’aptitude à identifier le régime optimum (p. 592), c’est-à-dire le plus convenable dans une situation donnée, comme en témoigne la célèbre référence à Solon (XIX, 21). La modération ne consiste donc pas à circonscrire univoquement les lois qu’il faudrait toujours promouvoir pour se garder des extrêmes ; elle consiste en des possibles, au pluriel, que le bon législateur est capable d’inventer en fonction des contraintes présentes, ce qu’on appellerait aujourd’hui la conjoncture.
Mais alors, on doit bien revenir à la question précédente : de quel ordre est cette compétence, si ce n’est l’application plus ou moins mécanique d’une théorie qui n’existe pas ? Il n’est ici qu’une alternative : si ce n’est une science, c’est donc un art ; « Ainsi le savoir des lois que Montesquieu veut former dans son grand ouvrage est-il lié à l’art de la législation » (p. 183 ; voir aussi p. 834). Et qui dit art dit prudence. C’est Montesquieu lui-même qui déclare qu’ un gouvernement modéré est « un chef-d’œuvre de législation, que la hasard fait rarement, et que rarement on laisse faire à la prudence » (V, 14, in fine). On se trouve donc fondé à dire qu’il s’agit de constituer « un savoir de la réalité politique qui éclaire la prudence dans l’art de faire un chef-d’œuvre de législation » (p. 256). Cela ne signifie pas que Montesquieu se serait coulé docilement dans la tradition multiséculaire des « arts de gouverner » et qu’il se serait borné à mettre en œuvre un savoir-faire qui se superposerait à celui du Prince de Machiavel (p. 640). Certainement pas, il s’agit au contraire « de donner un autre sens à la prudence » (p. 686 ; voir aussi p. 912). La question devient maintenant : étant entendu que Montesquieu entend bien élaborer un nouveau savoir, mais un « savoir pratique » (p. 189), une prudence inédite, comment définir celle-ci ?
Cette prudence originale, c’est une certaine aptitude à voir, un regard susceptible de ramasser en un coup d’œil l’ensemble des rapports qui définissent une situation (Préface). Après d’autres, Denis de Casabianca insiste sur ce qu’il appelle le principe de totalité que Montesquieu énonce en XIX, 15 : « Tout est extrêmement lié ». Le regard du bon législateur, c’est celui qui discerne les modalités singulières en fonction desquelles, dans un état de choses donné, les institutions se rapportent les unes aux autres, les unes comme les autres au climat, et les unes comme les autres dans une historicité spécifique qu’aucune histoire universelle ne vient réduire. On peut encore dire que voir ainsi, c’est voir comment les choses conviennent entre elles (p. 624). Et l’on peut alors comprendre pourquoi il n’y a plus lieu de distinguer le descriptif du normatif : c’est que le regard perspicace est celui qui aperçoit le jeu de ces rapports (p. 140), c’est-à-dire à la fois les « raisons » des choses et l’espace qui permet d’y intervenir. La normativité est immanente à la description (p. 587). Aussi les « règles générales » qui se rencontrent çà et là ne sont-elles pas des lois, ce sont des « règles pratiques » qui s’inventent en fonction de la situation à laquelle elles sont destinées et dont elles se dégagent indépendamment de tout paradigme (p. 279, 315, 835).
Ce discernement ne procède donc pas d’une théorie, un regard n’est pas une méthode ; on ne l’enseigne pas comme un ensemble de procédures formulables abstraitement ; on apprend à l’exercer. L’Esprit des lois doit être compris comme un ouvrage dont la fonction est d’entraîner son lecteur : si Montesquieu utilise la métaphore du regard, « c’est pour renvoyer à une capacité humaine qui n’a pas son modèle ailleurs (dans un intellect transcendant ou dans une forme exemplaire, le calcul), mais qui se forme dans ses essais » (p. 331). Il ne s’agit pas de recenser exhaustivement les rapports possibles entre les principes (le gouvernement, le climat, la religion…), il s’agit plutôt de former une compétence par l’étude de cas (p. 835). Mais la compétence de quel lecteur ? Du législateur sans doute ? Oui, à condition de préciser que celui-ci ne désigne pas seulement les législateurs existants ou à venir, Catherine II, Jefferson et les autres, mais une focale (p. 754 et 913) : la préface vise ceux qui gouvernent et ceux qui obéissent, lesquels peuvent apprendre en lisant l’ouvrage à percevoir leur situation comme la percevrait un bon législateur. Ainsi obéiront-ils de bon gré à ceux qui les gouvernent comme il convient ; ou encore ainsi sentiront-ils le pouvoir qui s’exerce sur eux comme ayant de bonnes raisons de s’exercer ainsi sur eux et y consentiront-ils plus volontiers. La fonction performative de l’ouvrage s’étend de la sorte à tous ses lecteurs virtuels : elle leur apprend à voir, c’est-à-dire à sentir comme il faut. Et ce regard, cette capacité à voir tout ensemble, il faut encore le mettre en abyme pour autant que c’est lui qu’il faut mettre en œuvre pour comprendre l’ouvrage même : « En demandant à son lecteur de ‘juger’ ‘le livre entier’ [Préface], Montesquieu l’engage à un exercice du regard qui s’accorde avec l’objet même qu’il entend étudier, l’esprit des lois » (p. 748). L’ouvrage est composé à l’image de son objet, c’est un ensemble de rapports où tout est lié et qui doit demeurer inintelligible si on n’en lit qu’une partie, ou si on se borne à le lire linéairement.
Mais tout cela ne demeure-t-il pas très indéterminé ? Apprendre à voir, apprendre à sentir le jeu des rapports, soit, mais encore ? Peut-on se contenter de renvoyer aux cas, à des exemples et ne rien dire de plus ? Denis de Casabianca n’échappe pas à la contrainte qui pèse inexorablement sur l’exégète de L’Esprit des lois et il cherche, lui aussi, où Montesquieu aurait pu trouver sinon des modèles — l’hypothèse de lecture l’exclut (p. 493, 685, 821) —, du moins des analogies (p. 173, 707, 822). Il n’est pas facile de différencier un modèle d’une analogie. Il semble que le premier doive être entendu au fond comme une méthode, un ensemble de règles énonçables indépendamment de leur contenu tandis que la seconde désigne ce qui apparente une aptitude à une autre. La question devient alors : quel est donc le savoir-faire auquel ressemble, sans s’y identifier, celui du législateur ? Et la réponse en avance deux : il y a Hippocrate et le Corrège, le naturaliste-médecin et l’artiste (p. 733).
De même qu’avec la physique et les mathématiques, Denis de Casabianca reconstitue méticuleusement les usages qu’a pu faire Montesquieu de l’histoire naturelle, et il reconstitue à cette occasion sa physiologie fibrillaire, analysant dans le détail l’anthropologie qui en résulte. De là, contre le jusnaturalisme antérieur, une vision de l’homme « en situation », toujours déjà pris dans un réseau singulier de causes physiques dont on ne peut pas impunément ne pas tenir compte : « Ce qui est nature, ce n’est pas une origine imaginée, c’est le donné climatique qui est différencié » (p. 483). Il appartient au législateur de savoir rapporter à ce donné le commerce, la religion, etc., et c’est en quoi il ressemble à un médecin. L’énumération des rapports en I, 3 évoque nettement, non celle des variables d’une expérimentation baconienne, mais celle des circonstances mentionnées par Hippocrate dans Des airs, des eaux et des lieux. Ces facteurs sont autant de points de vue qu’il faut faire tenir ensemble en un « regard mobile » et non réduire en une perspective fixe que l’on pourrait adopter confortablement une fois pour toutes (p. 674). Le coup d’œil est cette aptitude à discerner les liaisons et à effectuer un diagnostic en conséquence.
Mais le coup d’œil est aussi celui du peintre et le « tout ensemble » de la préface est d’abord une catégorie esthétique (p. 741). La référence au Corrège n’est donc pas simple rhétorique. Elle conduit à interroger ce que dit Montesquieu de l’art et à revenir sur les descriptions de ses Voyages qui jouent alors un rôle comparable à celui des discours de l’académie de Bordeaux quand il s’agissait de comprendre son rapport aux sciences. Le peintre aussi doit savoir composer un « tout ensemble », le sculpteur doit savoir multiplier les points de vue et se déplacer autour du volume en formation — ici encore le regard est mobile (p. 805-810) — et le voyageur doit apprendre à son tour à voir d’un seul coup d’œil les proportions du tout. Cela ne se peut que par essai car le génie ne se contente pas d’appliquer des règles de proportion (p. 815), il les modifie toujours en fonction de son objectif. Il devient alors possible de montrer comment Montesquieu lui-même a composé L’Esprit des lois en trois grands blocs (structures : I-XIII ; situations : XIV-XXVI ; histoires : XXVII-XXXI, p. 619-620, 677 et 892 et suiv.), en l’accompagnant d’une théorie de la lecture qui doit le défendre contre les censeurs de tous ordres, ceux qui ne savent pas mieux l’interpréter que Dubos ne savait déchiffrer les textes juridiques médiévaux.
Très construit, toujours bien écrit, informé sans défaut, jamais dogmatique, considérable par son volume, ce commentaire l’est aussi par ses mérites.
Bertrand Binoche
Université de Paris 1