Jean Ehrard n’est plus

, par Volpilhac-Auger, Catherine

Jean Ehrard n’est plus.
Il était l’homme des Lumières, qui alliait littérature et philosophie, vie et convictions, pensée et action. Il était Montesquieu.
Il a fondé la Société Montesquieu en 1987 et s’est consacré aux Œuvres complètes de Montesquieu quand il a quitté la faculté des lettres de Clermont-Ferrand, où il avait enseigné toute sa vie et dont il fut doyen, et après avoir été maire de sa chère ville de Riom, de 1977 à 1989. Ce projet d’édition, lui seul pouvait le concevoir et le lancer, avec toute l’ambition intellectuelle et la hauteur de vue qui le caractérisaient. Sa thèse d’État, soutenue en 1964, L’Idée de nature en France dans la première moitié du XVIIIe siècle, faisait autorité et le plaçait au tout premier rang des dix-huitiémistes – aujourd’hui encore, elle reste fondamentale. Sa thèse complémentaire, qui est toujours nécessaire, avait été consacrée à « Montesquieu critique d’art » : elle l’avait emmené en Italie, sur les pas de celui à qui il allait vouer une partie de sa vie.
Il n’avait pas publié d’autre ouvrage sur Montesquieu ; mais un article « Les études sur Montesquieu et L’Esprit des lois », publié en 1959 dans L’Information littéraire, montrait à quel point il dominait ce sujet auquel il tenait tant. Cet article est devenu une référence, ou plutôt une boussole, et a joué un rôle considérable dans les recherches ultérieures sur Montesquieu. Au fil des années, chacun de ses propres articles (réunis en 1998 dans L’Esprit des mots. Montesquieu en lui-même et parmi les siens) le montrait attentif à replacer Montesquieu en son temps, à retrouver les liens qui l’unissent à d’autres philosophes, à développer une histoire des idées ancrée dans l’histoire culturelle et la connaissance intime du XVIIIe siècle, appuyées sur la lecture la plus minutieuse, la plus savante et la plus éclairée des textes.
Organisateur, fédérateur, Jean Ehrard avait créé la structure d’édition qui allait réaliser le projet qu’il avait conçu ; mais ce n’était pas pour s’éloigner de l’œuvre de Montesquieu. En 2003 il avait publié, au tome VIII des Œuvres complètes, le Mémoire sur les dettes de l’État, premier travail connu de Montesquieu ; cela lui avait permis de conjuguer son intérêt pour la chose publique et l’érudition. En 2012, il a donné, en collaboration avec Gilles Bertrand, le tome X, Mes voyages. Il retrouvait ainsi ce goût profond pour l’art qui lui faisait si souvent associer son épouse Antoinette à ses recherches, mais aussi pour ce qui fait de ce recueil plus qu’un simple « voyage d’Italie » : s’y découvrent un Montesquieu dont le regard évolue et se forme, dont l’intérêt pour les arts visuels se fait plus précis et plus large à la fois, et un Montesquieu attentif aux informations économiques, militaires, diplomatiques. C’était ce qu’aimait Jean Ehrard : saisir le mouvement de la pensée et ce qui la fait tenir au monde pour lui donner sens.
Enseignant, chercheur, citoyen, pleinement engagé dans tout ce qu’il faisait, il était aussi, et sans doute avant tout, profondément humain. Quiconque l’a rencontré le savait, et retirait de son accueil l’image de la bienveillance et de l’intelligence. Nous avons ses livres, ses articles ; mais ce qui avait fait de lui le plus attentif des directeurs de thèse, le plus grand soutien dans les moments difficiles, le plus solide et le plus chaleureux des amis, nous l’avons perdu. Notre peine est immense.
À sa famille, qui l’a entouré jusqu’aux derniers instants, à ses enfants Catherine et François, à ses petits-enfants, nous présentons nos condoléances attristées. Ses convictions ne permettent pas de dire qu’il retrouvera Antoinette, son épouse chérie, disparue en 2016 ; mais il n’en sera plus séparé.

Catherine Volpilhac-Auger
Présidente de la Société Montesquieu

Pour retrouver Jean Ehrard (1926 - 10 septembre 2023) : Dix-huitième siècle (2013), "Natura rediviva : à propos d’un cinquantenaire"