Frédéric Marty, Louise Dupin. Défendre l’égalité des sexes en 1750 Catherine Volpilhac-Auger
Frédéric Marty, Louise Dupin. Défendre l’égalité des sexes en 1750, Paris, Classiques Garnier, 2020, 337 pages
Frédéric Marty publie ici une partie de sa thèse soutenue en 2014, « Louise Dupin : la pensée d’une féministe entre Montesquieu, Voltaire et Rousseau » (il n’en reproduit pas les transcriptions, ni la partie consacrée à Voltaire). Il entend ainsi donner toute son envergure à une figure méconnue, occultée par celle de son mari, le fermier général Claude Dupin, et surtout écrasée par les trois penseurs auxquelles elle fut confrontée : Montesquieu qu’elle critiqua, Rousseau qui servit chez elle comme secrétaire durant plusieurs années (essentiellement entre 1745 et 1751), Voltaire qui l’encouragea – on peut aussi mentionner l’abbé de Saint-Pierre, qui fut son « mentor » (p. 54-60). Il s’agit donc de récuser des habitudes paresseuses qui font sous-estimer, voire ignorer des textes importants dus à des femmes [1] : en l’occurrence une « critique de L’Esprit des lois » éclipsée par les deux ouvrages que Claude Dupin fit imprimer sur le sujet, Réflexions sur quelques parties d’un livre intitulé De l’esprit des lois en deux volumes, et Observations sur un livre intitulé De l’esprit des lois, en trois volumes [2]
Une autre raison impose de reconsidérer Mme Dupin : son projet, inabouti, de « défense des femmes », fondé sur l’idée d’une égalité entre les sexes. De ces ouvrages et de plusieurs autres (« Idées sur l’amitié », « Les sentiments de l’âme »), tous restés manuscrits, Rousseau fut le porte-plume, et peut-être un peu plus ; c’est ce qui a permis à des milliers de pages, aujourd’hui conservées dans diverses institutions, de subsister [3]. Cela constitue un corpus suffisant pour permettre à Frédéric Marty d’affirmer qu’une véritable démarche intellectuelle et même philosophique est à l’œuvre chez Mme Dupin : il importe donc de la réhabiliter, contre les sarcasmes de Montesquieu qui, on le sait, supporte mal la critique, surtout quand elle est justifiée [4] – il n’a pu connaître celle de Mme Dupin, mais il traite celle-ci de « caillette » (il l’avait entendue raisonner [5]), et accable Dupin de son mépris. Or, selon F. Marty, qui a pour objectif de montrer que Mme Dupin fut « une penseuse politique, une penseuse des institutions politiques » (p. 30), ses raisonnements, quand ils ne terrassent pas ceux de L’Esprit des lois, en soulignent avec justesse les faiblesses et les erreurs.
L’ouvrage s’ouvre avec une présentation qui s’appuie sur le texte des Confessions, où Rousseau évoque sa rencontre avec celle qui fut une des plus belles femmes de Paris (et des plus vertueuses), et sur la réputation qui fut la sienne au XIXe siècle, notamment auprès d’une descendante de Claude Dupin, George Sand ; cela permet à Frédéric Marty de poser audacieusement la question, « Louise partisane de Louis Blanc ? ». On s’oriente ainsi vers l’esquisse d’un « portrait » intellectuel. La première partie traite du salon de Louise Dupin et du secrétaire Rousseau, ce qui permet d’évoquer longuement le « réseau relationnel » de Mme Dupin (p. 37-82). L’ouvrage sur les femmes est ensuite évoqué plus brièvement (p. 113-144), mais surtout rapporté à ses sources et défini par rapport à celles-ci (Poulain de La Barre, Mlle de Gournay, Mme de Lambert, p. 145-204) : la conclusion en est que l’ampleur philosophique s’y manifeste, alliée à beaucoup plus de délicatesse que chez Mme de Lambert, témoignant d’une ardeur pour la cause des femmes qui se retrouve dans l’autre grande œuvre de Mme Dupin, la critique de L’Esprit des lois (troisième partie, p. 207-300) – ce à quoi nous nous intéresserons avant tout.
Le chapitre « Les Dupin dans la querelle de L’Esprit des lois » commence par une partie dévolue aux « intrigues amoureuses » (p. 209) qui témoigne à la fois de la quasi-absence de sources disponibles et de la méthode de l’auteur. Celui-ci en est réduit à reprendre par le menu les moindres aimables formules de Montesquieu dans ses trois brèves lettres de 1744 à Mme Dupin : « son ardeur semble augmenter les mois suivants » – ce qui semble relativisé un peu plus loin : « toutes ces galanteries ne tirent point à conséquence » ; cependant « on soupçonne des sous-entendus plus intimes », et bientôt on devine « qu’il y a peut-être eu une rivalité entre [Montesquieu et le commandeur Solar son ami] pour les faveurs de Louise Dupin ». Un tel roman est-il nécessaire ? Il est conforme il est vrai à la vulgate qui voit en Montesquieu un séducteur invétéré, et une maîtresse passée ou à venir en toute femme qu’il assure par écrit de son admiration [6], mais non à des interprétations plus récentes, comme celle qui se dégage du tome XIX des Œuvres complètes (Correspondance II, 2014 [7]).
On s’attendrait à une étude approfondie de la formation intellectuelle de Mme Dupin ; or rien n’en est dit. Si les sources manquent (et on peut faire confiance à F. Marty pour les avoir cherchées : son corpus documentaire est impressionnant), on doit chercher des indices – d’autres parties de l’ouvrage les fournissent, ce qui nous entraîne à en discuter plutôt qu’à suivre le fil du texte, afin d’aller à l’essentiel. Peut-on se fier aux titres des livres que son secrétaire parcourt ou dont il tire des extraits, ou qui sont empruntés sous le nom de Mme Dupin à la Bibliothèque royale ? Selon l’auteur, ils attestent chez elle d’une activité intellectuelle aussi débordante que diverse ; ainsi elle emprunte les tomes successifs du Corpus juris civilis en novembre 1748, et bien d’autres ouvrages encore en quelques semaines (p. 236-237). Mais rien n’indique qu’elle avait appris le latin ; l’aurait-elle su, comment pouvait-elle tirer profit d’un code qui multiplie les formules techniques et auquel les étudiants en droit, pratiquement bilingues après leur scolarité au collège, devaient consacrer deux années complètes avant de commencer à le maîtriser ? Il pourrait être intéressant de savoir combien de fois et sous quelle forme on retrouve trace dans le dossier manuscrit de références au droit romain [8]. Il faut donc certainement relativiser l’intérêt de ces emprunts, et ne pas en créditer systématiquement Mme Dupin elle-même, ni y voir les preuves d’une pensée ambitieuse sans les avoir vérifiées. On est amené en tout état de cause à se demander dans quelle mesure les travaux de Rousseau auraient pu être suscités par son mari : nous avons trouvé dans le corpus bordelais deux feuillets attestant sans aucun doute possible que Rousseau avait travaillé pour les Réflexions sur […] L’Esprit des lois [9] ; avant de dire qu’il s’agit d’une exception, voire d’un hapax, il faudrait vérifier de près cette hypothèse.
Il est entendu que c’est Rousseau qui effectue recherches et lectures (sans doute d’après les ordres qui lui sont donnés), et en tire des notes ou des réflexions, que Mme Dupin ne connaît que par ce biais : « les extraits sont des “pilotis” sur lesquels elle construit » (p. 103). Peut-on considérer qu’une démarche intellectuelle peut se contenter de « pilotis », c’est-à-dire s’appuyer uniquement sur de la seconde main, des notes ou des résumés, sans aucune connaissance de la matière traitée ni de son contexte ? Cette méthode de travail montre vite ses limites, d’autant que les conséquences qu’en tire Mme Dupin sont démesurées, sur un sujet aussi central que celui des femmes dans la société. Ainsi « Louise Dupin assure n’avoir pas trouvé trace de la tutelle perpétuelle [des femmes] dans les lois romaines, même si elle reconnaît que des écrivains antiques en parlent » (p. 284 note 16). L’aveu, rélégué en note, méritait plus ample réflexion, d’autant que rien n’est plus assuré que cette incapacité juridique des femmes, « propter sexus infirmitatem » (à cause de la faiblesse de ce sexe), selon Ulpien, inlassablement répété [10]. Mme Dupin n’en prend pas moins par là Montesquieu « au piège de ses propres contradictions » (p. 284), puisqu’il affirme que « les femmes étaient libres par les lois » (L’Esprit des lois, VII, 9), et quelques pages plus loin que les institutions mettaient les femmes sous tutelle, et qu’elles étaient « très gênées » à l’époque de la république (VII, 12) – F. Marty admet en note que c’est méconnaître la seconde partie de la phrase, « Dans les républiques les femmes sont libres par les lois, et captivées par les mœurs », ce qui renvoie à la toute-puissance du mos maiorum. Il n’y a donc finalement « contradiction » que si à la méconnaissance du droit romain (et de l’histoire romaine en général) s’ajoute le refus d’entrer dans la pensée de Montesquieu en la citant correctement.
Le « tribunal familial » (EL, VII, 10) est également mis en doute – avec raison car l’existence de cette institution est loin d’être aussi sûre que le veut Montesquieu, qui par ailleurs prend sur ce sujet littéralement à contresens un passage de Tacite relatif à Tibère (VII, 13). Il est donc loin d’être inattaquable ; mais on ne trouve à ce propos chez Rousseau/Mme Dupin rien qui désigne les véritables difficultés. À propos du magistrat chargé à Athènes de veiller sur les mœurs des femmes, les recherches de Mme Dupin, ou plutôt de Rousseau, sont restées vaines (p. 285 [11]) : la source est déclarée introuvable puisque Montesquieu ne l’avait pas indiquée. F. Marty en a pourtant trouvé une fort intéressante, à propos de la Grèce en général, dans un fragment de Cicéron (République, IV, 7), à quoi nous préférerons, puisqu’il s’agit seulement d’Athènes, Plutarque, Vie de Solon, XXII – autrement dit deux auteurs assez connus et accessibles ; l’argument tombe donc de lui-même, faute d’une recherche sérieuse préalable.
Pour définir ensuite le « tribunal familial » chez les Romains, Montesquieu s’appuyait sur Denys d’Halicarnasse et Tite-Live ; Rousseau recopie le bon chapitre des Antiquités romaines, mais s’arrête avant le passage décisif qui en traitait explicitement – voilà Mme Dupin privée d’un matériau qui lui aurait été utile [12]. Mais qu’en aurait-elle fait ? Rousseau évoque ensuite (sans doute sous la dictée de Mme Dupin) la présence des parents de l’accusée, convoqués par le mari en cas d’adultère, et rappelle qu’on livra à la femme de Regulus des prisonniers carthaginois sur lesquels elle put venger la mort de son mari [13]. Outre qu’on ne voit guère quel rapport existe entre ce moyen de vengeance accordé à la femme d’un héros sacrifié au nom de l’État, et l’assemblée des parents réunis pour des affaires d’adultère, on ne voit pas davantage ce qui autorise Mme Dupin à avancer que « sans doute parmi les parents qui jugeaient avec le mari [se trouvaient] des femmes aussi bien que des hommes » (p. 286 ; souligné par nous). Une telle supposition s’opère sans la moindre preuve ni la moindre référence, et n’est guère compatible avec ce qu’on connaît de l’histoire romaine ; or cette affirmation gratuite touche à cela même qu’entend démontrer Mme Dupin, l’égalité des femmes. Mais surtout elle qui reproche à Montesquieu sa légèreté (des sources non produites, des affirmations sans preuve), montre exactement les mêmes défauts – à cette nuance près que Montesquieu, lui, a beaucoup lu et beaucoup travaillé par lui-même.
Mme Dupin peut-elle dès lors se poser en « penseuse politique » ? Frédéric Marty présente ainsi sa critique, à propos de la corruption des démocraties (VIII, 2 et 6), en introduisant chaque fois ses citations : elle « réplique de manière lapidaire », elle « écrit donc », « elle cite alors » ; « Montesquieu reprend alors son argument avec plus de force et va jusqu’au bout de son raisonnement » ; « elle répond du tac au tac » (p. 262-263 ; souligné par nous). C’est figurer sur un mode rhétorique un affrontement qui n’a pas eu lieu ; à une démarche intellectuelle qui possède sa propre cohérence sont opposées des affirmations, plutôt que des arguments. On verrait cependant « ici se dessiner la cohérence de la démarche de Louise Dupin » (p. 263), car elle apparaît tenante d’« une monarchie forte » (qu’il faut sans doute appeler plutôt absolutiste, malgré les réserves de F. Marty, puisqu’elle considère que l’obéissance est le vrai principe de la monarchie, ce qui ressemble beaucoup aux positions défendues par Claude Dupin), contre la monarchie parlementaire dont Montesquieu ne peut être que le suppôt, par pur esprit de corps ; outre qu’une telle analyse paraît sommaire, tout cela est tiré d’un passage où il n’était question que de …démocraties.
La question de la typologie des gouvernements est en effet centrale. D’après Aristote qui selon elle a donné la seule bonne typologie possible (démocratie, aristocratie, monarchie), Mme Dupin considère comme une aberration la tripartition définie par Montesquieu entre despotisme, monarchie et république. Pour le critiquer, elle a une tactique : « elle l’isole ainsi, seul contre tous » (p. 244). Mais comment pouvait-elle faire autrement puisque en effet, Montesquieu rompt avec plus de vingt siècles de tradition de la pensée politique ? Il fait du despotisme un type à part entière : elle « récuse », elle « refuse » pareille idée (ibid.) – fait-on autrement devant une nouveauté radicale ? Nulle position n’est plus partagée parmi les critiques. Nombreux ont été aussi les lecteurs de Montesquieu à déclarer comme elle que la vertu, principe de la république selon L’Esprit des lois, existe aussi en monarchie, et que l’honneur n’est pas ce qu’il en dit. Mais on aimerait là encore savoir si, au-delà de la simple déclaration, elle développe un raisonnement, ce qui permettrait de la situer parmi les critiques qui se sont multipliées en 1749-1750 [14].
Qu’importe : cette « pensée en cours de formation » (p. 246) n’en sait pas moins relever les « flottements » de celle de Montesquieu, en dénoncer victorieusement les défaillances, en « débusquer les tautologies, […] les traiter avec ironie puis […] les corriger » et « traquer les lapalissades » (p. 257). Ces lignes se suffisent à elles-mêmes : l’ambition est immense, et à aucun moment Mme Dupin ne doute de ses capacités ; jamais ne l’a effleurée l’idée que là où elle voyait une tautologie ou une lapalissade, il y avait peut-être une idée qui lui échappait.
Tout se passe donc comme si L’Esprit des lois n’était pas un monument de la théorie politique, et comme s’il ne fallait pas beaucoup de munitions, et de solides arguments, pour l’attaquer. Mme Dupin ne le savait pas en 1749 ; pouvait-elle le deviner ? Il lui manque sans aucun doute la culture historique, politique et philosophique qui lui aurait été nécessaire pour entendre l’ouvrage, sans doute aussi une véritable méthode de travail qui lui permette de s’approprier la documentation rassemblée ou de se donner une maîtrise personnelle des matières traitées ; mais il lui manque avant tout le désir de comprendre L’Esprit des lois : sa position, méprisante et moqueuse, est constamment extérieure à son objet ; un persiflage si visiblement polémique peut-il être philosophique ? En 2020, la question est la même, et elle est autre : peut-on encore faire comme si le succès de L’Esprit des lois n’était qu’un effet de mode, dû à la complaisance de quelques beaux esprits parisiens, et comme s’il était inutile d’avoir le moindre bagage pour l’aborder, comme s’il était besoin de ne connaître ni L’Esprit des lois ni les fondements théoriques qui permettent d’en mesurer la nouveauté et la profondeur ?
D’autres que nous sauront dire ce qu’il faut penser de l’activité propre de Rousseau ou de l’intérêt qu’il y aurait à comparer les critiques de Mme Dupin avec celles que Claude Dupin a rédigées de manière obstinée de 1749 à 1759. Mais il nous semble que la confrontation avec Montesquieu ne constitue pas le meilleur moyen de présenter la pensée de Mme Dupin, car elle la révèle sous son plus mauvais jour. Lui rendrait mieux justice un examen synthétique et raisonné de ses travaux, en eux-mêmes et pour eux-mêmes (et non pas au fil des chapitres de L’Esprit des lois ou des thèmes abordés par chaque dossier), appuyé sur une étude de l’utilisation et de la pertinence des sources, qui permettrait d’en discerner les lignes de force, au-delà du soutien sans faille à l’absolutisme dont il a été question. Cela permettrait d’éprouver la validité intrinsèque de l’argumentation, dans son développement propre mais aussi dans une véritable histoire des idées politiques et philosophiques. Sans doute la publication des transcriptions de ces volumineux dossiers permettra-t-elle de lever tous les malentendus et de mieux faire connaître la démarche de Mme Dupin.
Catherine Volpilhac-Auger, IHRIM (UMR 5317), ENS de Lyon)