Les Lumières, l’esclavage et l’idéologie coloniale. XVIIIe-XIXe siècles, Pascale Pellerin dir. Alessandro Tuccillo

, par Volpilhac-Auger, Catherine

Les Lumières, l’esclavage et l’idéologie coloniale. XVIIIe-XIXe siècles, sous la direction de Pascale Pellerin, Paris, Classiques Garnier, 2020, 560 pages

En 1769, Jean-François de Saint-Lambert publie le conte Ziméo en annexe au poème des Saisons. Il s’agit d’une contribution importante à la circulation des idées critiques de l’esclavage colonial pendant les dernières décennies du XVIIIe siècle, en France et à l’étranger. Noir originaire du Bénin, capturé en Afrique par les Portugais, vendu et employé comme esclave dans une plantation à la Jamaïque, Ziméo est le protagoniste d’une histoire romanesque qui émeut et interpelle les lecteurs sur les violences et l’injustice du système esclavagiste dans les colonies européennes en Amérique. Il n’est pas seulement une victime : il se rebelle et devient le chef d’une communauté de marrons. À la fin du conte, le narrateur des événements (George Filmer) plaide pour la nécessité d’une réforme des colonies visant à sortir de l’exploitation du travail des esclaves noirs. Les réformes passaient aussi par la fondation de colonies établies sur la base d’un projet politique à l’opposé de l’« esprit mercantile et barbare » qui avait jusqu’alors guidé l’entreprise coloniale européenne : les nouvelles colonies devaient servir à la propagation des Lumières, à faire disparaître les circonstances ayant déterminé « la supériorité des blancs sur les nègres ». Dans un contexte où les partisans du système esclavagiste colonial défendent une distance fixe et insurmontable entre les blancs européens civilisés et les noirs « sauvages », Saint-Lambert esquisse au contraire dans Ziméo un parcours d’émancipation qui a pour objectif de compenser les ravages perpétrés par l’Europe à l’encontre de l’Afrique et de l’Amérique :

Portons leurs nos découvertes et nos lumières ; dans quelques siècles ils y ajouteront peut-être, et le genre humain y aura gagné. N’y aura-t-il jamais quelqu’un qui fonde des colonies avec des intentions si généreuses ? N’enverrons-nous jamais des apôtres de la raison et des arts ? Serons-nous toujours conduits par un esprit mercantile et barbare, par une avarice insensée qui désole les deux parties du globe, pour donner au reste quelques superfluités [1] ?

Le passage cité est une représentation rhétorique vibrante du rapport entre la pensée antiesclavagiste élaborée par la culture des Lumières et la construction d’un nouveau modèle d’expansion coloniale, sans esclavage et civilisateur. Ce n’est pas par hasard si ces pages seront reprises dans le tome VI des Éphémérides du citoyen de 1771, où Dupont de Nemours propose ses calculs sur la non-rentabilité du travail des esclaves.

C’est ce rapport ainsi que ses conséquences idéologiques et politiques pendant la période révolutionnaire et au long du XIXe siècle qui sont au cœur du volume collectif, dirigé par Pascale Pellerin, Les Lumières, l’esclavage et l’idéologie coloniale. Cet ouvrage de plus de cinq cents pages réunit vingt-deux contributions divisées en trois parties organisées sur la base d’un ordre chronologique : I, « Esclavage et colonialisme chez les écrivains des Lumières » ; II, « Le tournant révolutionnaire et la colonisation nouvelle » ; III, « Représentations de l’esclave et idéologie coloniale aux XIXe et XXe siècles ».

L’universalisme des Lumières ayant brisé l’ancienne tradition de légitimation de l’esclavage et préfiguré un modèle alternatif d’expansion coloniale, a-t-il, en même temps, fourni les outils d’une idéologie coloniale qui se serait développée au cours du XIXe siècle ? Les ébauches d’une pensée anticolonialiste attestées au cours du XVIIIe siècle (pensons à l’article « POPULATION (Phis. Polit. Morale) » de Damilaville dans l’Encyclopédie, ou aux pages issues de la plume de Diderot dans l’Histoire des deux Indes) sont-elles un contre-courant minoritaire face à l’idéologie coloniale des philosophes visant à consolider, aussi bien quand elle a le visage de l’humanisme, les rapports de subordination imposés par les colonisateurs ? Plus précisément, se demande Pascale Pellerin dans son introduction, « de quelle manière l’anthropologie des Lumières, en préfigurant un nouveau modèle de colonisation s’est-elle développée à partir de l’expédition d’Égypte puis de la conquête de l’Algérie ? » (p. 9).

Les réponses de ce volume à ces questions ne sont pas univoques. L’introduction ainsi que les chapitres abordent les problèmes de plusieurs points de vue, qui n’hésitent pas à entrer dans les débats contemporains sur la laïcité, sur la coexistence entre cultures et religions différentes au sein de la société française et des sociétés européennes. La ligne interprétative que l’on peut saisir rejette les lectures qui actualisent jusqu’à la distorsion le paradigme des Lumières. Elle tient compte de la dimension libératrice des Lumières pour affirmer l’universalité des droits de l’homme et rend visible les liens entre la pensée antiesclavagiste, élaborée par les philosophes, et le choix abolitionniste de la Convention nationale de 1794. Néanmoins, cette ligne interprétative se confronte avec la mise en discussion des caractères de l’universalisme des Lumières, avec l’idée que cet universalisme ait été l’un des piliers de l’impérialisme et de sa rhétorique de la civilisation en direction de l’Afrique et de l’Asie. La fine synthèse proposée par Jean Ehrard dans la monographie, désormais classique, Lumières et esclavage (2008) – présentée par l’auteur lui-même comme un « plaidoyer en défense », « à contre-courant d’une mode récente de dénigrement du siècle de Voltaire [2] » –, ou les études d’Yves Benot sur la Révolution française, l’Empire napoléonien et les colonies, se retrouvent ainsi aux côtés des interprétations venant de plusieurs origines culturelles – de l’école de Francfort à la pensée de Foucault, des plus récents cultural studies ou de la critique postcoloniale – qui ont insisté sur les rapports entre Lumières, idéologie et politique coloniales.

Le livre exprime surtout une vocation de lieu de débat entre spécialistes de disciplines différentes : littéraires, historiens, philosophes, historiens de l’art, etc. Plutôt que de tracer une synthèse sur le rapport entre Lumières, esclavage et idéologie coloniale, il présente des cas d’études qui traversent ces questions de grande portée. Autrement dit, nous sommes loin du genre des handbooks si pratiqué par les principales presses scientifiques anglophones, où les contributeurs présentent les thèmes fondamentaux, font le point sur les débats historiographiques, et offrent un cadre interprétatif de référence.

Cette approche n’est pas absente. On peut la retrouver dans les chapitres de Jean-Claude Halpern (p. 317-334) sur la « nouvelle colonisation », d’Abdelhak Zerrad sur les liens entre orientalisme et idéologie coloniale (p. 337-347), de Pascal Blanchard et Nicolas Bancel (p. 453-473) sur la construction politique, culturelle et juridique de l’indigène dans l’Empire colonial français. Toutefois, la majorité des contributions se penche sur des cas d’études qui se situent à d’autres échelles d’analyse : le combat de Voltaire contre le « déterminisme linguistique et social » qui encadre l’esclavage comme une institution normalement acceptée (Michelle Ruivo Coppin, p. 45-61) ; les origines de l’idée de mission civilisatrice dans les mémoires sur les Malgaches du gouverneur Louis-Laurent de Fayd’herbe (Damien Tricoire, p. 85-98) ; la construction idéologique concernant le Maroc et le wahhabisme (Rachida Saidi, p. 115-129 ; Faiçal Falaki, p. 131-152) ; les représentations de l’Orient islamique, entre idéalisation et dépréciation, dans les écrits de Maupassant (Ahlème Charfeddine, p. 411-438) ; les figures des esclaves dans les ouvrages d’Aphra Behn, Saint-Lambert, Mérimée, Hugo et Olympe de Gouges (Izabella Zatorska, p. 217-236 ; Anaïs Cécile Pédron, p. 155-179) ; la pièce manuscrite Les Espagnols au Mexique (1794) du juriste, conseiller du Saint Empire germanique, Domokos Teleki (Emese Egyed, p. 237-258) ; la Dénonciation de M. l’abbé Grégoire (1791) du colon Jean-Charles de Chabanon de Salines (Laurine Quetin, p. 259-279) ; les pratiques administratives à Nantes et à La Rochelle pour la délivrance de passeports aux personnes de couleur (Luc-André Biarnais, p. 281-296) ; la pièce Zinda (1804) de María Rosa Gálvez, qui atteste l’importance de la diffusion de la pensée abolitionniste au début du XIXe siècle également en Espagne (María-José Villaverde, p. 181-215) ; la réception des idées des Lumières au Rio de la Plata lors des expériences révolutionnaires au début du XIXe siècle (Jonathan Arriola, p. 367-392) ; les débats sur les colonies et l’esclavage dans la presse de la période directoriale (Pascale Pellerin, p. 297-315) et pendant la Restauration, à travers l’activité politique de Benjamin Constant (María Luisa Sanchez-Mejía, p. 349-365) ; les représentations théâtrales, iconographiques et musicales des colonisés aux XIXe-XXe siècles (Amélie Grégório, p. 393-410 ; Sandrine Lemaire, p. 439-451 ; Alain Ruscio, p. 475-489).

Nous retrouvons donc quelques incursions significatives dans les espaces politiques et culturels ibériques, mais la France et son empire sont les contextes de référence de la plupart des recherches contenus dans Les Lumières, l’esclavage et l’idéologie coloniale. Ce qui est tout à fait légitime, bien qu’une perspective comparative comprenant la Grande-Bretagne, centrale pour les dynamiques qui déterminent la « naissance de la bonne conscience coloniale » [3] dans la culture politique libérale, aurait été de fort intérêt pour l’objectif – déclaré dans l’introduction – « de faire le lien » entre les différents « systèmes d’exploitation coloniale » (p. 8).

La typologie du volume et l’échelle d’analyse adoptée par les contributions sont liées à la place de Montesquieu, inférieure à celle que l’on aurait pu s’attendre. En effet, le tournant dans l’histoire des idées politiques établi par le livre XV de L’Esprit des lois (« Comment les lois de l’esclavage civil ont du rapport avec la nature du climat ») ne fait pas l’objet d’analyse. La réfutation méthodique de la tradition de légitimation de l’esclavage ancrée dans le droit romain et les traités de l’école moderne du droit naturel (Grotius, Hobbes, Pufendorf et aussi bien Locke en ce qui concerne le droit de réduire en esclavage les prisonniers de guerre), l’ironie cinglante qui ridiculise les préjugés et les arguments des partisans du système colonial esclavagiste sont évidemment rappelées dans l’introduction de Pascale Pellerin (p. 12) ainsi que dans la contribution de Michelle Ruivo Coppin. Elles restent pourtant dans la toile de fond où s’inscrivent les cas d’étude. Et cela avec d’autres thèmes majeurs, comme la catégorie de despotisme qui est abordée surtout par Moulay-Badreddine Jaouik en relation avec les critiques d’Anquetil-Duperron (p. 99-114). L’aspect de la pensée de Montesquieu qui est le plus approfondi concerne les missions jésuites au Paraguay, expérience de république chrétienne qui avait soustrait les indios à l’exploitation des colons espagnols. C’est un sujet très important pour saisir sa réflexion sur la république et sur l’utopie qu’Eszter Kovács (p. 63-83) suit dans L’Esprit des lois et dans les Pensées, tout en reconstituant les éléments de la réception qui ont figé une lecture simpliste du jugement positif de la part de Montesquieu [4].

Les Lumières, l’esclavage et l’idéologie coloniale est donc un ouvrage collectif intéressant qui permet aux spécialistes de se plonger dans un large éventail de cas d’études et d’interprétations. L’accès aux textes est complété d’une bibliographie, d’un index de noms propres, et de brefs résumés. C’est un ouvrage qui contribue à élargir le champ des acquis sur des thèmes de la plus grande importance pour l’histoire politique et intellectuelle des XVIIIe-XIXe siècles.

Alessandro Tuccillo
Università di Torino

Notes

[1[J.-F. de Saint-Lambert], Les saisons. Poëme, (Amsterdam), 1769, p. 258.

[2J. Ehrard, Lumières et esclavage. L’esclavage colonial et l’opinion publique en France au XVIIIe siècle, Bruxelles, Versaille, 2008, p. 17.

[3J. Pitts, Naissance de la bonne conscience coloniale. Les libéraux français et britanniques et la question impériale (1770-1870), préface de G. Manceron, Paris, Les Éditions de l’atelier/Éditions ouvrières, 2008 (éd. originale 2005). Pour une approche comparative plus large, voir, entre autres, Couleurs, esclavages, libérations coloniales, 1804-1860. Réorientation des empires, nouvelles colonisations, Amériques, Europe, Afrique, C. Bourhis-Mariotti, M. Dorigny, B. Gainot, M.-J. Rossignol, C. Thibaud dir., Bécherel, Les Perséides, 2013 ; La Colonisation nouvelle (fin XVIIIe-début XIXe siècles), M. Dorigny et B. Gainot dir., Paris, SPM, 2018.

[4E. Kovács aborde aussi les réflexions sur le sujet de Jaucourt, Voltaire et Diderot. Pour une reconstitution approfondie de ce débat, la monographie de référence est celle de Girolamo Imbruglia, The Jesuit Missions of Paraguay and a Cultural History of Utopia (1568-1789), Leiden-Boston, Brill, 2017.