Antoine Lilti, L’Héritage des Lumières. Ambivalences de la modernité Catherine Volpilhac-Auger

, par Volpilhac-Auger, Catherine

Antoine Lilti, L’Héritage des Lumières. Ambivalences de la modernité, Paris, EHESS-Gallimard-Seuil, 2019, 405 pages

Ouvrage salutaire que celui d’Antoine Lilti : nécessaire, revigorant, passionnant. Depuis quelques années les Lumières font parfois figure d’accusé, en raison de ce qu’évoque ce titre même (l’héritage), autrement dit la solidarité qui unit l’époque contemporaine à ses fondements, et le sentiment d’une trahison qui s’ensuit : les Lumières seraient responsables de bien des maux du monde actuel, ou plutôt les auraient contenus en germe. Pour comprendre ce phénomène, ou cette tendance, l’historien reconstitue les débats historiographiques actuels pour mieux les repenser en elles-mêmes et dans leur lien à notre époque, en une démarche herméneutique qui leur confère toute leur richesse sans occulter les difficultés : ainsi se déploie « l’espace conflictuel dans lequel les intellectuels ont à la fois pensé l’expérience de la modernité et lutté pour l’approfondir et l’orienter » (p. 19).

Loin de cette perspective, bien souvent les Lumières n’apparaissent plus comme un combat, qui s’inscrit dans un moment historique : prégnantes, omniprésentes, elles sont devenues pesantes. Faisant d’un européocentrisme un universalisme, elles semblent même avoir perdu ce qui faisait leur sens : ne seraient-elles pas devenues le moyen de légitimer ce que nos sociétés charrient de plus conservateur ? « Les Lumières, qui furent longtemps tenues pour une pensée de l’émancipation, seraient-elles devenues conservatrices ? » (p. 10) Le travail universitaire mené de manière continue et féconde depuis des décennies a pu également contribuer, en les rendant plus complexes (non seulement idéologiquement ou philosophiquement, mais aussi géographiquement), à les présenter comme « tellement plurielles qu’elles en deviennent insaisissables » (p. 13). Il faut donc les appréhender dans leur diversité, leur dynamique et leur profondeur, comme « mouvement intellectuel polyphonique et profondément réflexif, dont les tensions et les failles sont autant d’enjeux qui accompagnent l’entrée dans le monde moderne », et posent notamment la question d’un « public nouveau » (p. 29).

L’analyse se développe selon trois axes : est d’abord posée la question de l’universalisme des Lumières, puis celle de leur lien à la modernité ; enfin est abordé l’aspect « politique » : les Lumières comme geste militant, discours porteur de vérité à destination d’un certain public. On atteint ainsi le cœur des débats historiographiques qui continuent à animer la recherche : non seulement l’ouvrage fait le point de manière synthétique et parfaitement informée, en prenant toute la hauteur nécessaire, mais il a soin de rester toujours accessible, usant d’une langue élégante et précise qui contribue au plaisir de la lecture.

Et Montesquieu, dans tout cela ? On s’en doute, il ne peut occuper une place majeure : outre qu’il n’est pas question dans ce livre de privilégier une démarche (dépassée) relevant de l’histoire littéraire limitée à quelques auteurs, le discret Montesquieu ne pèse pas lourd face à ceux qui ont occupé la scène et alimenté les débats, comme Voltaire et Rousseau. Certes lui est reconnu son rôle moteur dans l’élaboration d’un relativisme culturel qui doit aussi beaucoup à Swift, mais la réflexion oblique immédiatement vers la référence au « bon sauvage » à la façon de Lahontan et les « fictions primitivistes » (p. 52-54) – Usbek et Rica n’ayant rien à voir avec ledit « bon sauvage », on reste quelque peu sur sa faim. La date des Lettres persanes (cinq ans avant Les Voyages de Gulliver, treize avant les Lettres philosophiques, vingt-sept avant la première version de Zadig) ne mérite-t-elle pas d’être prise en compte dans le mouvement « profondément réflexif » des Lumières ? Si l’ouvrage montre bien aussi l’inanité de la notion de « Lumières modérées », qui servirait à faire pendant à la très discutable notion de « Lumières radicales », une pensée de la modération comme celle de L’Esprit des lois mériterait d’être approfondie.
Mais n’est-ce pas justement l’intérêt de cet ouvrage que de poser les cadres dans lesquels cet approfondissement peut être mené ? Ainsi de l’importance de la notion foucaldienne de parrêsia (p. 252) que l’on pourrait appliquer aussi bien à Usbek et Rica qu’à l’auteur de L’Esprit des lois ou du Discours sur l’équité (1725) [1]. Autre point sur lequel la lecture de cet ouvrage se révèle féconde : la dimension émancipatrice des Lumières est justement soulignée, à travers les deux « tentations » entre lesquelles oscillent tous les penseurs du XVIIIe siècle, la fonction réformatrice qui permet d’« agir » en se rêvant comme conseiller du prince, et la fonction critique qui consiste à faire penser, à « éclairer » (p. 386). Montesquieu n’illustre-t-il pas l’idée d’une conciliation entre ces deux formes d’idéal, en ayant en vue un public qui n’apparaît pas encore comme l’émanation d’une « opinion publique » et le souci d’éclairer aussi le prince ? À cet égard, la préface de L’Esprit des lois mérite encore d’être relue.

Catherine Volpilhac-Auger

ENS de Lyon