Présentation du tome XVII des Œuvres complètes de Montesquieu : interventions de Girolamo Imbruglia et Jean Terrel Florence, Villa Finaly, 29 mars 2019
MONTESQUIEU, Extraits et notes de lectures, sous la direction de Rolando Minuti, Œuvres complètes, t. XVII, Lyon-Paris, ENS Éditions et Classiques Garnier, 2017, XXXVI + 732 p.
Girolamo Imbruglia, université L’Orientale, Naples
Ce volume est le second tome du corpus des Extraits et notes de lectures, le premier, constitué par les Geographica, ayant été publié sous la direction de Catherine Volpilhac-Auger. Publié sous la direction de Rolando Minuti, il comporte 27 textes, qui vont de 1715 à 1754, dont les thèmes sont très différents : économie, histoire ancienne et contemporaine, religion, érudition et géologie, politique, geographica et littérature. Presque tous ces textes, à cause de leur caractère de documentation préparatoire, et donc jugés comme sans intérêt, ont eu la chance de rester à La Brède, composant le « Dossier de L’Esprit des lois ». Rolando Minuti n’a pas publié tous les éléments du Dossier, mais seulement les textes qui portent les signes d’une lecture et surtout d’une élaboration de part de Montesquieu : les critères formels de l’inclusion ont été évidemment l’écriture de Montesquieu lui-même, annotations à la main de ses copistes mais qui sont clairement dues au Président, marginalia.
Chaque texte a une présentation philologique et un commentaire qui sont complétés par une notation équilibrée, je veux dire ni trop abondante, ni trop pauvre. Le mérite de cette édition est de suivre un double chemin : d’une part, on donne l’édition critique des textes de Montesquieu ; d’autre part les commentaires et l’Introduction générale de Minuti ont bâti un réseau entre ces manuscrits et les œuvres majeures de Montesquieu, en particulier les Lettres persanes, les Considérations sur les Romains et L’Esprit des lois. On peut donc voir comment à partir de ces lectures a pu naitre une idée qui ensuite trouva sa place dans les œuvres « majeures » ; et, à rebours, chose peut-être encore plus passionnante, on comprend comment à partir des théories déjà formulées Montesquieu commença et commenta ses nouvelles lectures.
Le jugement de Minuti est sans doute très juste. « Tel est l’enseignement de ce fonds manuscrit : même s’il ne relève pas directement de la « production intellectuelle » de Montesquieu, il contribue à notre connaissance de ce qui fut sa culture historique et politique, et pour cela il mérite au moins d’être signalé et présent é » (p. XXIX). Je voudrais donc partir de cette conclusion pour développer et mettre en relief les lignes d’interprétation qui y sont, me semble-t-il, implicites.
Quelle est donc cette unité ? Mieux : est-ce qu’il y a une unité ? Évidemment le Montesquieu de 1715 n’est pas le Montesquieu de 1754, et le développement de ces textes tout au long de quarante années fait surgir cette question. À travers tous ces ouvrages, d’histoire ancienne, d’histoire du Moyen Âge ou du XVIIIe siècle et d’histoire naturelle, on trouve Montesquieu au milieu de plusieurs querelles : la querelle des Anciens et des Modernes en premier lieu, et encore la question homérique ; mais surtout dans une autre querelle qui est au fond de toute la culture de la deuxième moitié du XVIIe et du début du XVIIIe siècle, et qui est la racine de ces réflexions de Montesquieu, le débat sur le pyrrhonisme historique. Minuti dit que l’unité de ce recueil de textes est historique et politique ; sans vouloir jouer avec les mots, je voudrais dire qu’il s’agit d’unité culturelle, parce qu’à la fin de ce grand débat l’idée d’histoire qui va s’imposer a changé profondément.
La critique du pyrrhonisme envers l’histoire avait en effet posé de façon paradoxale mais en même temps radicale la question de la certitude de la connaissance historique. Comme on le sait, la critique sceptique voulait démontrer que les discours historiques dont le fondement était représenté par les témoignages littéraires ne pouvaient pas garantir en eux-mêmes la vérité de leur propre narration. Donc l’histoire n’était pas une science mais un discours littéraire et rhétorique. La réponse que les historiens donnèrent à cette critique ne fut pas de l’ignorer mais d’en élargir le champ. Le discours historique naissait de l’analyse d’une époque ou d’un fait grâce à la cross-examination de plusieurs sources conduite avec le recours aux nouvelles disciplines de l’érudition : numismatique, épigraphie, examen des traditions orales (l’exemple d’Hérodote fut de ce point de vue décisif : il faut observer que dans ces textes de Montesquieu, Hérodote est beaucoup plus présent que Thucydide !). Les recherches d’Arnaldo Momigliano [1], comme elles ont été bien exposées dans le livre édité par Peter Miller, Momigliano and Antiquarianism. Foundations of the Modern Cultural Sciences [2], nous ont fait voir que l’érudition du XVIIe siècle, en donnant de l’importance non seulement à l’évidence textuelle mais aux documents de la vie pratique, aux rites et cérémonies, à l’élément matériel de la vie sociale, a transformé l’histoire en histoire culturelle et a mis en évidence la manière dont les individus et les sociétés peuvent créer leur monde de représentations, de croyances, de rapports sociaux. La solution qu’a permis de vaincre le pyrrhonisme visait deux différents objets, qui toutefois étaient liés : l’évaluation et le choix des sources ; la définition de l’objet proprement historique qu’on voulait reconstruire. Donc la critique des sources et leur interprétation ouvrirent à la connaissance historique un horizon philosophique et pas seulement érudit. La conscience de pouvoir connaitre la vérité historique fait surgir à son tour le nouvel objet de l’histoire qui, comme Pierre Briant le dit très bien (p. 262), est la volonté de comprendre « un peuple de l’intérieur » : c’est l’histoire des mœurs des sociétés. De cette façon, avec cette histoire qui a une base antiquaire, Montesquieu avait les instruments pour comprendre la réalité du passé « wie eigentlich gewesen » pour reprendre la formule fameuse de Ranke. On peut dire, comme nous allons le voir, que Montesquieu fut le premier à unir ces deux perspectives pour faire une histoire critique des mœurs.
Donnons deux exemples de ce besoin de vérité historique ou, comme aurait dit Bayle, du besoin de dénoncer le faux. Un cas se trouve dans l’extrait consacré à Barnabé Brisson, De regio Persarum principatu de 1590. Montesquieu critique Brisson parce qu’il n’a pas su choisir quelles sources utiliser. « L’auteur de ce livre n’a lu que les auteurs grecs et n’a aucune connaissance des auteurs persans qui étoient pourtant les véritables sources où il devoit puiser. Les Grecs n’ont eu qu’une connoissance très imparfaite des affaires des Perses jusqu’à l’invasion d’Alexandre, et les Perses ont des historiens de leur nation, c’étoit là qu’il fallait consulter » (p. 265). En suivant l’histoire de Brisson on n’arrive pas à avoir une juste idée de la société persane parce qu’il a ignoré les sources persanes, choisissant les sources grecques, étrangères à la culture persane.
L’autre exemple vient de la traduction de l’Histoire de la Jamaïque, de Charles Leslie, 1739, dont Montesquieu fait une note de lecture fort détaillée, en lisant la traduction française de 1751. Cette Histoire de la Jamaïque est un ouvrage intéressant que Montesquieu lit avec beaucoup d’attention, d’autant plus qu’il écrit son extrait après L’Esprit des lois. Il a montré lui-même la nature de la colonisation européenne, et la différence entre la colonisation ancienne et la moderne. Le livre de Leslie en donne une preuve intéressante parce qu’il décrit comment les institutions de la colonie étaient directement liées et guidées par Londres. « Vous voyez que les Anglais y ont porté leur gouvernement » (p. 630). Il s’agit donc justement du cas de la colonisation moderne. À partir de ce principe, Montesquieu, sans connaitre le texte originel de Leslie, mais en connaissant la société anglaise a pu découvrir une erreur du traducteur. Il s’agit de la représentation de l’administration. La traduction dit que « les possesseurs de fief choisissent les representants à l’assemblée ». Montesquieu la corrige : « Cela est me semble mal traduit. Il appelle possesseurs de fief ceux qui possedent librement. Il n’y a pas d’apparence que l’Angleterre ait été établir des fiefs à la Jamaique ; mais bien ce qu’on appelle en anglais des freeholders » (p. 630). Or c’est exactement le mot que Leslie avait utilisé dans son livre. L’ouvrage anglais a probablement frappé Montesquieu aussi parce qu’il est « rempli de recherches curieuses, de bonnes observations sur l’histoire de la Jamaique, son gouvernement, ses lois, son commerce, ses richesses, les avantages de sa situation » (p. 633). En la lisant après L’Esprit des lois, Montesquieu y trouve une histoire avec beaucoup d’observations qui peuvent donner une idée exacte des colonies européennes ; il y trouve aussi une remarquable description de l’esclavage et des révoltes des noirs. À propos d’une de ces révoltes, Montesquieu commente ainsi la tentative d’accord entre les esclaves et l’administration : « Que ne peut l’amour de la liberté sur le cœur des hommes ! Ces malheureux souffroient depuis pres de cent ans plus de misere que peut-être aucun peuple n’ait jamais éprouvé » (p. 629-630).
L’idée de liberté et de sa forme politique qui est celle du dévouement à la communauté constitue le fil rouge de toutes ces réflexions, qui vont de l’analyse de l’âge d’Homère à la situation anglaise au débout du XVIIIe siècle. Cet amour de la société se trouve aussi dans l’Orient. À propos du De regio Persarum principatu de Barnabé Brisson, qui décrit une cérémonie de sacrifice chez les Perses, où ils ne pouvaient pas sacrifier pour eux seuls en particulier et où on recommandait aux dieux la personne du sacrificateur seulement au nom de tous les Perses, Montesquieu dit : « C’étoit une belle coutume qui inspiroit l’amour du bien public » (p. 268). Même jugement pour la société grecque, où toutefois Montesquieu fait une observation singulière, qui mérite d’être signalée. « Cet amour de la patrie qui est le ressort de l’Odissée devoit être une passion plus forte chez les Grecs, c’est-à-dire chez un peuple heureux et par consequant l’Odissée devait toucher les Grecs plus que nous » (Extrait de l’Odissée d’Homère, p. 607 ; c’est moi qui souligne par l’italique). Un peuple heureux : dans les sociétés chrétiennes la « joye publique » des sociétés classiques [3], qui était la condition de la liberté républicaine, est impossible. En Grèce comme à Rome, le peuple était libre et heureux. Une condition qui avait disparu en Europe avec le christianisme. Dans cette note sur l’Odyssée, rédigée entre 1751 et 1754, Montesquieu reprend donc une idée qu’il avait toujours exposée depuis sa Dissertation sur la politique des Romains dans la religion lue à Bordeaux en 1716. Sont remarquables la longue durée, la cohérence de cette idée, qui est peut-être un des véritables concepts-clés de la pensée de Montesquieu. « Le monde n’a plus cet air riant qu’il avoit du tems des Grecs, et des Romains. La relligion etoit douce et toujours d’acord avec la nature : une grande gayté dans le culte etoit jointe à une independance entiere dans le dogme » [4]. « Un libertin pourroit dire que les homes se sont joués un mauvais tour en renoncant au paganisme qui favorisoit les passions, et donoit a la religion un visage riant » [5]. La conséquence du christianisme est la perte de la liberté républicaine romaine, qui est incompatible avec les mœurs dominés par un esprit religieux qui « fait assez sentir » que s’il n’y a pas de crimes inexpiables, au contraire « toute une vie peut l’être » [6]. Il s’agit du christianisme, où « tout ce qu’il y a de révoltant pour l’esprit humain, il a fallu d’abord le dire » [7]. Dans l’article déjà cité des Pensées, Montesquieu écrit : « Et pendant que la religion nous afflige, le despotisme partout repandu nous accable » [8]. La religion est donc la catégorie indispensable pour comprendre le système social et culturel de chaque société. Pour penser la nature et l’histoire de la liberté, c’est-à-dire pour comprendre le système des mœurs de toute société humaine, il ne suffit pas de considérer seulement le commerce et les dynamiques de la politique et de l’économie. Il faut reconnaitre la grande importance qu’y a toujours jouée la religion, et « la nécessité où sont toutes les sociétés d’en avoir une » [9].
L’histoire culturelle des sociétés a donc comme objet la religion, ses formes historiques (culte et doctrines) et ses relations avec le système sociale. Montesquieu ne s’est pas seulement interrogé avec passion sur la convenance entre la police de Rome républicaine (« la meilleure police du monde » [10]) et le nouveau système commercial qui, depuis le découvertes du XVIe siècle, avait changé et il était encore en train de changer le monde ; il s’est aussi interrogé sur le rapport entre la religion romaine et le christianisme. Le cas de la religion romaine avait été affronté à partir de la tradition érudite, de Du Choul, Discours sur la religion des anciens Romains, (Lyon, 1556), et de la tradition historiographique, de Machiavel à Pufendorf. Mais la réflexion historique comparatiste entre paganisme classique et christianisme, après les découvertes géographiques, devait considérer aussi les sociétés extra-européennes.
Avec quelles sources ? C’est, comme nous l’avons dit, la question fondamentale pour la nouvelle histoire. Montesquieu est fort sûr de sa réponse : « Ce sont les missionnaires qui ont donné de grandes idées des pays nouvellement decouverts » (sur P.-D. Huet, Histoire du commerce et de la navigation des anciens, p. 308). Dans les récits des missionnaires Montesquieu ne trouva pas seulement informations et descriptions fiables des nouveaux mondes, parce que les missionnaires jésuites savaient que les sauvages sont hommes et que donc il ne faut pas les juger « par nos manières et par nos usages » [11] ; il y trouva aussi une anthropologie religieuse [12] qu’il jugea la plus judicieuse.
Lorsque Montesquieu écrit – à en croire au témoignage de son fils – que « l’idolatrie des paiens ne paraissait pas mériter une damnation éternelle » [13], il ne se range pas ni parmi les libertins à la manière de Bayle, ni parmi les jansénistes. Pour ceux-là, paganisme voulait dire athéisme (P. Bayle : « Que le paganisme est proprement et réellement un athéisme », Continuation des Pensées diverses, §83). Montesquieu au contraire adopte la thèse des Jésuites. Il suffit de lire le père Tournemine, bien connu de Montesquieu : « Ne cherchez pas dans ces sauvages une connaissance de Dieu conforme à celle des théologiens, étudiez-vous à déterrer celle que la nature a leur donnée, et vous ne les prendrez pas pour des Athées. On n’est pas athée pour oublier Dieu, pour douter de Dieu, pour s’efforcer de n’en point croire ; on est athée quand on s’est convaincu qu’il n’y a point de Dieu, donc il n’y a pas d’athée, il n’y en a jamais eû » [14]. La théorie jésuite de la religion avait nié la séparation entre la seule histoire sacrée vraie qui était celle du christianisme, et les histoires de toutes les autres religions. Il n’y avait qu’un espace religieux universel homogène dans lequel le christianisme représentait le sommet. Le débat de Montesquieu avec Bayle et Spinoza sur l’origine et la nature de la religion doit être mis en relation aussi avec cette théologie historique des jésuites (et avec Pascal, qui est cité une fois par Montesquieu dans ses Notes de lecture, mais dont la présence dans cet extrait est à mon sens très profonde, et il serait intéressant de suivre cette piste, qui est celle de la relation entre la nouvelle apologétique de Pascal et l’histoire érudite). Montesquieu reprend la représentation jésuitique mais pour lui la religion chrétienne constitue la décadence d’un mouvement qui avait eu son origine avec la religion naturelle, qui était le polythéisme. Voire, il y avait un mouvement pendulaire entre ces deux pôles : « Mettez-moi des Mexicains ou des Péruviens imbus de la religion chrétienne cent ans sans livres et sans prédicateurs, ils seront bientôt idolâtres »[Pensées, n°417.]]. La forme historique de la religion naturelle avait été représentée par la religion romaine [15].
C’est donc sans surprise qu’au débout de ce tome d’Extraits et notes de lectures nous trouvons les Notes sur Cicéron, probablement rédigées en 1714-1715. Il s’agit d’un « témoignage capital d’une période précoce de la formation de Montesquieu » (p. XXXIII), quand il affronta les questions de religion et de philosophie qui resteront au cœur de sa réflexion. Le centre de ce texte est la discussion de l’idée de religion, et Pierre Rétat a très bien reconstruit la valeur philosophique de ces notes et de ces réflexions, qui se placent entre Malebranche, Spinoza et Bayle.
Dans l’explication de la religion romaine c’est-à-dire en s’interrogeant sur la question d’une part de sa fin et d’autre part de la naissance du christianisme, Montesquieu ne suit complètement ni Bayle ni Spinoza. À travers ces pages Montesquieu réfléchissait sur la religion romaine et sur le christianisme mais il allait prendre une position neuve, axée sur le concept d’histoire philosophique. Il réfute l’idée de l’athée vertueux, et donc l’idée de Bayle qu’on pouvait être vertueux sans avoir une croyance, parce que Cicéron avait bien expliqué que la vertu et la liberté romaines avaient pour base une croyance religieuse, la religion civile. Montesquieu est loin de Spinoza et Bayle parce que pour lui la nature religieuse du christianisme est devenue une question historique, ce qui n’avait pas été pour les philosophes du XVIIe siècle. C’est une question neuve et encore sans réponse. « Si l’établissement du christianisme chez les Romains n’etoit que dans l’ordre des choses de ce monde, il seroit en ce genre l’evenement le plus singulier qui fut jamais arrivé [16]. »
Avec cette perspective historique et philosophique, on est hors de l’âge de la crise de la conscience européenne et on y reconnait la culture des lumières. Rolando Minuti a eu raison d’écrire que ces Extraits ont beaucoup d’intérêt, parce qu’ils font comprendre les parcours intellectuels de Montesquieu et comment, lentement mais avec une formidable cohérence de recherche, il ouvrit des nouveaux horizons. Mais ils nous aident, plus en général, aussi à comprendre la formation des Lumières européennes, jusqu’à Gibbon, qui fut un de ses lecteurs. Le Decline and Fall of the Roman Empire, le chef-d’œuvre de la production historiographique des Lumières, voulut être justement la réponse à l’énigme de Montesquieu. Gibbon aurait certainement goûté la lecture de ces Notes, comme nous le faisons aujourd’hui.
Jean Terrel, Université de Bordeaux-Montaigne
Le tome 17 des Œuvres complètes de Montesquieu, édité sous la direction de Rolando Minuti, contient la deuxième partie des Extraits et notes de lecture. Ces textes portent sur des thèmes très divers, reflétant l’immense culture encyclopédique de Montesquieu. J’ai jugé difficile de rendre compte de la totalité sans en rester à des généralités creuses. J’ai suivi une suggestion de Catherine Volpilhac et j’ai découvert avec un grand intérêt les Notes sur Cicéron (désormais Notes), un des inédits majeurs publiés en tête du tome 17. Montesquieu les a écrites sur un exemplaire d’une édition du XVIe siècle en deux volumes et quatre tomes des œuvres de Cicéron de Denis Lambin [17], précisément dans le deuxième volume, le dernier des tomes consacrés aux œuvres philosophiques. Cet exemplaire a été vendu en 1926 et nous ignorons où il se trouve aujourd’hui. Ce sont ces marginalia qu’un copiste, peut-être mandagté par Raymond Céleste, bibliothécaire de la ville de Bordeaux, a heureusement fait recopier entre 1888 et 1911.
Même si apparaissent çà et là quelques remords manifestant une relecture (voir Introduction aux Notes, p. 8), ces marginalia sont pour l’essentiel écrits autour de 1715 (Introduction générale, p. XXXIII). Ils sont donc contemporains d’œuvres de jeunesse comme la Dissertation sur la politique des Romains dans la religion (1716), le Discours sur Cicéron et, un peu plus tard, une tentative de rédaction, abandonnée ensuite, d’un Traité des devoirs dont Montesquieu a lu le début à l’académie de Bordeaux le 1er mai 1725. Ce traité contenait déjà le célèbre éloge de la secte stoïque qui, recopiée, constitue à elle seule l’intégralité du chapitre 10 du livre XXIV de L’Esprit des lois. Je cite ce texte parce que les Notes permettent de délimiter négativement, conformément d’ailleurs aux déclarations de la Défense de l’Esprit des lois (désormais Défense) [18], la portée de cet éloge : il ne s’agit que de la philosophie pratique.
Dans les Notes, les écrits philosophiques de Cicéron sont privilégiés et en particulier deux écrits sur la religion, le De natura deorum et le De divinatione (102 notes sur 121 pour ces deux œuvres, dont 75 pour le De natura deorum). Dans les deux cas, la discussion sur le système et la théologie des stoïciens joue un grand rôle : 85 notes y sont explicitement consacrées, 40 notes pour le De natura deorum, 45 pour le De divinatione.
Dans leur excellente introduction, Pierre Rétat et Catherine Volpilhac mettent en évidence la tonalité générale des notes marginales de Montesquieu. Un passage du liminaire où Montesquieu s’identifie à Cicéron, repris en partie dans le Discours sur Cicéron, l’illustre parfaitement :
C’est une chose admirable de le voi[r] dans son livre de la nature des dieux se joüer de la philosophie meme et faire combattre ses champions entre eux de manière qu’ils se detruisent [tous] les uns les autres celuy la est battu par celuy ci qui se trouve battu a so[n] tour. Touts les sisthèmes s’evanouissent les uns devant les autres et il ne reste [dans] l’esprit du lecteur que du mepris pour le philosophe et de l’admiration pou[r le] critique (p. 17, lignes 11-16).
Le refus de l’argument d’autorité (par exemple notes 4 et 5) et le travail critique de la raison conduisent à renvoyer dos à dos toutes les positions sur l’existence et la nature des dieux : celle de l’épicurien Caius Velleius, de fait athée puisqu’il nie que les dieux s’occupent des hommes (note 2), celle de tous les esprits religieux que ce dernier critique, puis celle du stoïcien Balbus. Cependant la discussion sur le stoïcisme a un rôle privilégié, même dans le De natura deorum dont la première partie est consacrée à l’épicurisme : dans l’ensemble de ce traité 40 notes sur un total de 75 sont consacrées à cette discussion, ce à quoi il faut ajouter toutes les remarques de l’épicurien Velleius dirigées contre la théologie stoïcienne dont Cicéron et à sa suite Montesquieu tirent un profit critique.
La critique atteint par ricochets une certaine conception de la religion naturelle, celle qui, dans la tradition du droit naturel moderne, prend appui depuis le début du XVIIe siècle sur une relecture des textes stoïciens, et in fine le christianisme lui-même.
La lecture des Notes conduit donc à revenir sur les positions de Montesquieu sur le stoïcisme, sur la religion naturelle et la religion en général : en considérant son itinéraire depuis ses premières lectures jusqu’à L’Esprit des lois. En ces matières, il ne s’agit pas d’une rupture ou même d’un changement entre la période de jeunesse et celle de la maturité, comme on le remarque pour d’autres questions, la conquête ou la souveraineté par exemple. Il faut plutôt distinguer ce qui relève de l’attitude publique et ce qui relève de réflexions personnelles de Montesquieu dans son cabinet, qu’il peut choisir d’utiliser dans ses œuvres publiées ou de conserver pour lui-même ou pour quelques amis privilégiés. Je vais tenter de préciser ce que la lecture de ces Notes peut nous apprendre sur l’attitude de Montesquieu par rapport au stoïcisme, en distinguant peut-être ce qu’il admire et ce qu’il critique (I), sur son attitude par rapport à la religion naturelle (II) et, en conclusion, sur la nécessité de distinguer chez lui deux points de vue à propos de la religion :
– celui qui découle du projet même de L’Esprit des lois, qui implique la liberté d’étudier le rôle joué par chaque religion dans les institutions et les mœurs de chaque peuple ou nation, à des moments déterminés de son histoire, et de rendre publics les résultats de cette étude ;
– celui d’un penseur et d’un homme élevé dans la religion chrétienne, qui se pose la question de la vérité de telle ou telle religion ou théologie et qui se réserve la liberté de rendre ou non public le résultat de ses réflexions.
I. Montesquieu et le stoïcisme
En 2003, j’ai dirigé avec un collègue antiquisant de l’université Bordeaux-Montaigne, Valéry Laurand, le numéro 1 de la revue Lumières intitulé Stoïcisme antique et droit naturel moderne. Catherine Larrère nous avait donné pour ce numéro un excellent texte sur « Montesquieu et le stoïcisme » (p. 59-83) [19]. À cette époque bien sûr personne ne disposait des Notes sur Cicéron. Il est particulièrement intéressant de relire aujourd’hui son texte pour mesurer après coup ce que ces Notes, découvertes depuis, nous apprennent de nouveau.
Catherine Larrère part de la lettre de Montesquieu à Mgr Fitz-James du 8 octobre 1750. Montesquieu lui donne les raisons pour lesquelles il a consacré tout un chapitre à la « secte stoïque » (L’Esprit des lois, XXIV, 10). Ce n’est, écrit-il, que la copie d’« un morceau tout fait sur les Stoïciens » rédigé pour le commencement ou la préface de son Traité des devoirs, pour lequel il avait lu le De officiis de Cicéron et les principaux traités des Stoïciens en la matière : sont cités Panétius et Marc-Aurèle. L’analyse du Traité des devoirs relatant la séance de l’Académie mentionne effectivement l’éloge des « grands hommes qui ont suivi la secte de Zénon ». « Nés pour la Société » écrit Montesquieu aussi bien dans le Traité des devoirs (Œuvres complètes, t. 8, p. 438) que dans L’Esprit des lois, les stoïciens « croyoient tous que leur destin étoit de travailler pour elle : d’autant moins à charge, que leurs récompenses étoient toutes en eux-mêmes & qu’heureux par leur Philosophie seule, il sembloit que le seul bonheur des autres pût augmenter le leur. »
Est remarquable le contraste entre cet éloge plus qu’appuyé de la morale stoïcienne centrée sur la sociabilité et la critique tout aussi appuyée de la théologie stoïcienne dans les Notes que je commente. Il ne s’agit pas, il est vrai, des mêmes œuvres de Cicéron. Dans les deux cas, il s’agit de religion puisque « les diverses sectes de philosophie chez les Anciens, pouvaient être considérées comme des espèces de religion » (EL, XIV, début du chap. 10). Mais la religion stoïque est considérée dans le passage du Traité des devoirs repris dans L’Esprit des lois et dans les Notes de deux points de vue différents. Dans le premier cas, elle revient à une philosophie pratique nous enseignant nos devoirs envers Dieu et envers les hommes ; dans le second cas, il s’agit d’une théologie et d’une métaphysique, autrement dit d’un discours qui prétend à la vérité sur l’existence et la nature de Dieu ou des dieux ainsi que sur sa ou leur relation à l’ensemble de la nature.
Au-delà du stoïcisme, la question posée est celle de la religion naturelle. En effet dans la mise en place du discours du droit naturel moderne, disons pour simplifier à partir de Grotius, le regain d’intérêt pour le stoïcisme a joué un rôle important comme le remarque Catherine Larrère à la suite de Jacqueline Lagrée [20].
II. La question de la religion naturelle
Comme le rappelle Catherine Larrère, Montesquieu a été accusé d’être dans L’Esprit des lois le sectateur de la religion naturelle [21], autrement dit, pour ses accusateurs, de critiquer la religion révélée et de s’approcher dangereusement de l’athéisme. Montesquieu répond dans la Défense en montrant la complémentarité de la religion naturelle et de la religion révélée [22], de manière assez proche de ce qu’il faisait en 1725 en lisant le début de son Traité des devoirs. Selon l’extrait qui seul subsiste de ce Traité, « l’auteur […] dit qu’il est utile que la morale soit traitée en même temps par les Chrétiens & par les Philosophes, afin que les esprits attentifs voyent, dans le raport de ce que les uns & les autres enseignent, combien peu de chemin il y a à faire pour aller de la Philosophie au Christianisme « (p. 437).
Il est très intéressant de comparer cette affirmation – de la philosophie au christianisme il y a peu de chemin à parcourir – à ce qui est dit en ouverture des Notes dans un passage, il faut le souligner, non rendu public dans le Discours sur Cicéron :
Je n’ay pu m’empecher en lisant ces merveilleux ouvrages de charger mes [marges] de quelques réflexions et je les ai faittes dans la liberté de la philosophie j’ay souvent fait abstraction d’une religion que je revere, et come il est impossible d’estre philosophe et theologien tout ensemble, parce que ce qui es[t] selon l’ordre de la nature n’a point de raport à ce qui est selon l’or[dre] de la grace je me suis souvent mis a la place du paien dont je lis[ais] les ouvrages bien résolu de rentrer aussi tost dans le devoir et de quitt[er] en sortant ces sentiments à la porte de mon cabinet (Notes, p. 17 ; je souligne par l’italique).
Ce texte a en commun avec L’Esprit des lois, avec la Défense et avec l’esquisse du Traité des devoirs une sorte de profession de foi, l’affirmation par Montesquieu de sa révérence, sincère je crois, pour le christianisme. Par contre, la note liminaire des marginalia sur Cicéron souligne l’infinie distance et même l’absence de rapport entre la nature et la grâce, ou encore entre le point de vue philosophique, qu’il partage avec le païen Cicéron, et celui du théologien qui réfléchit à partir de la révélation. Mieux encore, Montesquieu déclare vouloir abandonner ses sentiments de philosophe en sortant de son cabinet, autrement dit quand il devient un personnage public.
La religion naturelle dont Montesquieu affirme la grande proximité avec le christianisme dès 1725 n’a donc rien à voir avec la conception qu’ont selon lui les stoïciens de la divinité ou d’un être suprême. Leur immanentisme comme leur nécessitarisme en feraient plutôt des athées comme l’affirme la Défense [23] ou plutôt des penseurs qui risquent de conduire à l’athéisme. Dans les Notes, Montesquieu critique la manière dont Cudworth prête après coup aux païens et en particulier aux stoïciens une sorte de pressentiment de la vraie religion telle que Dieu l’a révélée aux chrétiens. Pour rapprocher la religion naturelle dont Montesquieu peut se réclamer et celle des stoïciens, il faut oublier l’essentiel de leur philosophie et considérer exclusivement, c’est d’ailleurs l’enchaînement que semble proposer le Traité des devoirs, la relation que ces penseurs établissent entre nos devoirs envers Dieu et nos devoirs envers les hommes.
Pour illustrer ce que Montesquieu retient des stoïciens en matière de religion naturelle, Catherine Larrère exploite un passage de la Dissertation sur la politique des Romains en matière de religion où Montesquieu cite une déclaration de Balbus dans le De natura deorum, selon lequel « Dieu participe par sa nature, à toutes les choses d’ici-bas ; qu’il est Cérès sur la terre, Neptune sur les mers » (Œuvres complètes, t. 8, p. 92), cité par Catherine Larrère, Lumières, p. 68) :
Deus pertinens per naturam cujusque rei, per terras Ceres, per maria Neptunus, alii per alia, poterunt intelligi : qui qualesque sint, quoque eos nomine consuetudo nuncupaverit, hos deos et venerari et colere debemus (II, 28 ; je souligne ce que Montesquieu retient).
On peut saisir que Dieu est répandu en chaque chose, Cérès à travers les terres, Neptune à travers les mers, d’autres divinités à travers d’autres choses : et selon ce qu’elles sont, elles ont reçu un nom usuel (je traduis).
Catherine Larrère commente :
une telle conception permet, tout en rejetant la superstition (la personnification, en Neptune ou en Cérès, d’un Dieu universel) de dire la vérité sur la religion : l’existence de Dieu est, pour les stoïciens, une notion commune, et le consensus qu’elle implique sur cette question exclut l’athéisme de la discussion sur les dieux et leur nature. C’est la position adoptée par Cicéron dans le De natura deorum (c’est moi qui souligne, par l’italique).
Nous disposons maintenant des Notes sur Cicéron qui nous permettent de constater que Montesquieu ne comprenait pas tout à fait de cette manière la position de Cicéron, mais au contraire d’une manière si éloignée du christianisme qu’il devait l’oublier en quittant son cabinet, pour retrouver la révérence qu’il devait à la vraie religion. Dès la note 1, Montesquieu remarque que l’absence d’accord des savants sur la nature des dieux (De natura deorum, I, I, I) est une « preuve que [nous n’en avons] pas une idée inne[e]. Commentant dans la note 6 la déclaration de l’épicurien Velleius en I, VI, 14 constatant le grand désaccord des hommes les plus savants à propos des dieux, il écrit :
Il est certain que [rien] de détruit plus la [preuve] de l’existence de Di[eu] tirée du consenteme[nt de] tous les hommes que [les] différentes opinions [des] philosophes et des législa[teurs] sur la divinité. Il [faut] qu’ils s’accordent [tous] à admettre une ca[use] et il faut qu’ils l’admettent puisqu’ils voyent des effects ; mais si vous poussez plus loin ; si vous demandez quelle est ce[tte] cause, vous allez faire naître autant d’efects que de philosophes. Vous allez remplir le monde d’athées. Les uns admettent des dieux sans action, les autres les feront aveugles, les autres les admettront fatalement déterminés, trois sortes d’athéisme non moins dangereuses que l’opinion de ceux qui disent q[u’il] n’y a point de dieu.
À lire ce commentaire, Montesquieu n’est pas athée, mais estime plutôt que toute affirmation rationnelle sur la divinité conduit à l’athéisme si elle dépasse le minimum qu’il retient – « il faut admettre une cause » –, du fait des désaccords entre les esprits éclairés ou même de la manière dont ils définissent la nature de cette cause divine. Pour Montesquieu comme pour Hobbes [24] avec lequel il s’accorde pour une fois, il faut se contenter d’une théologie négative minimale : nous appelons « dieu » une cause dont nous ne savons rien.
Dans les Notes, Montesquieu ne commente pas la déclaration de Balbus citée dans la Dissertation et que commente Catherine Larrère mais, sur le même thème, la critique par l’épicurien Velleius du passage de Chrysippe que reprend Balbus à propos de Cérès et Neptune (note 20). Or Montesquieu ne discute pas cette critique et paraît donc l’approuver. Il se contente de noter que Cudworth fait comme Chrysippe : comme ce dernier transforme les poètes antérieurs en stoïciens, Cudworth efface la rupture entre les païens éclairés et les chrétiens, ce que Montesquieu désapprouve. Pour Montesquieu, une choses est de montrer avec Cudworth dans la Dissertation que les païens éclairés et donc les stoïciens croyaient en une divinité suprême quand ils critiquaient la superstition populaire, autre chose est d’approuver l’opération visant à faire de ces païens éclairés des chrétiens qui s’ignoraient ou tout au moins pressentaient déjà ou préparaient la vérité chrétienne.
Conclusion
Par rapport aux stoïciens, à la religion naturelle comme l’entend Cudworth et, de facto, par rapport au christianisme tel qu’il est habituellement compris à l’époque de Montesquieu, les Notes sur Cicéron ont sans aucun doute une tonalité plus critique que peuvent l’attendre les commentateurs et lecteurs qui s’en tiendraient à l’œuvre publiée. Ce n’est pas qu’il faille adopter la méthode des straussiens les plus dogmatiques et accuser Montesquieu de dire le contraire de ce qu’il pense. Les traits que nous révèlent les Notes sont compatibles avec les textes publiés. Si Montesquieu ne rend pas public tout ce qu’il pense, il n’affirme pas ce qu’il croit ou sait être faux. Une comparaison plus complète que celle que nous avons esquissée entre la Dissertation sur la politique des Romains et les Notes montrerait que, dès cette époque, il faut distinguer ce qui est public et ce qui relève de la lecture privée, et que le partage se fait, quand il s’agit de religion, entre le point de vue social, moral et politique et le point de vue de la vérité des dogmes et des croyances. À l’époque de L’Esprit des lois et des polémiques entrainées par sa publication, le même partage continue à valoir.