Une nouvelle datation de manuscrits de Montesquieu
Les manuscrits de Montesquieu ont fait l’objet de travaux récents, qui ont permis de revenir sur la chronologie fondée par Robert Shackleton en 1953 et en usage depuis cette date. Une première étape avait été franchie en 2008 avec l’édition du manuscrit de travail de L’Esprit des lois et la remise en cause des étapes proposées d’après de tels fondements [1] ; plusieurs autres manuscrits viennent de se voir assigner de nouvelles dates [2]. Les principales conclusions concernent la Collectio juris et les Pensées, et peuvent ainsi être résumées :
– la Collectio juris, pour la partie consacrée au droit romain que l’on croyait rédigée à Paris entre 1709 et 1713, remonte à une époque plus ancienne : elle a été copiée à partir de travaux antérieurs menés durant les études de Montesquieu à Bordeaux en 1705-1707 ; la copie a été effectuée entre ces dates et le départ pour Paris (sans doute 1709), puis à Paris ;
– le premier volume des Pensées n’a pas été constitué comme on le croyait vers 1727 pour s’achever en 1734, et le second ne l’a pas été à partir de 1735, comme semblent l’indiquer les dates explicitement mentionnées dans plusieurs articles ; en effet ce recueil n’est pas utilisé comme un carnet dans lequel Montesquieu écrit directement : il constitue en fait la copie de notes rassemblées sous le titre « Mes réflexions », qui s’y accumulent avant d’être reprises parfois beaucoup plus tard. Il a été commencé à Bordeaux au retour des voyages, à partir de 1731, le tome I ayant été pour l’essentiel utilisé sans doute jusqu’en 1738 ; le tome II a été commencé à Paris, pas avant le printemps 1735 et peut-être plus tard. Mais le plus important est sans doute qu’il ait été utilisé de manière discontinue : on croyait jusque-là que le début de l’intervention d’un secrétaire dans un recueil était contemporaine du début de son service, et que son travail s’étalait sur toute la durée de son activité ; en fait la période de copie correspond souvent à la fin de ce service. Le tome III, pour lequel la main des secrétaires avait fait l’objet des recherches de 2008, ne connaît pas de redéfinition chronologique majeure : commencé fin 1749 - début 1750 comme on le savait, utilisé jusqu’en 1754-1755, il est prévu d’emblée pour accueillir des séries autonomes de rejets ; mais comme le second, il doit être envisagé comme essentiellement « parisien » : peut-être ces deux volumes n’ont-ils pas été transportés (et utilisés) en Bordelais.
Comme on s’en doute, ces importantes modifications chronologiques sont lourdes de conséquences pour l’interprétation des textes ; je renvoie pour cela à l’article déjà cité où le lecteur trouvera tous les éléments de démonstration et certaines références supplémentaires. Le cas du Spicilège, dont il est traité ici, n’avait pu entrer dans les limites imparties dans cet article ; je me propose ici de le faire de manière sinon complète, du moins assez illustrative, en partant d’un passage de l’article déjà cité, qui permet de mesurer à quel point la méthode utilisée jusqu’à présent pour dater le Spicilège ou les Pensées est trompeuse :
l’article n° 573 (page 531 du manuscrit du Spicilège) est le premier de la main du secrétaire E, dont l’écriture alterne ensuite avec celle de Montesquieu sur une centaine de pages ; on est donc tenté de dater le début de la copie de 1734 [3] . « J’ay lu ce 6 avril 1734 Manon Lescaut » ne figure-t-il pas tout près, à la page 534 ? On admettra un léger retour en arrière à la page 537 où est reproduit un article daté du 28 mars 1734 consacré aux armées de l’Empire germanique. Mais entre les deux, page 536, on lit : « J’ay ouï parler d’un manuscrit ou l’autheur veut prouver que plusieurs corps organisés viennent de fermentation » – comme l’a établi Salvatore Rotta, il s’agit du manuscrit philosophique clandestin intitulé Dissertation sur la formation du monde, qui porte la date de 1738 [4]. Le secrétaire E, un an avant la fin de son service, n’a encore copié que cinq pages… Un pas de plus, jusqu’à la page 550 où Montesquieu inscrit : « Apologue admirable dans le Mercure », celui d’un coq et d’un limaçon dont l’expression « je scay ramper » constitue la chute [5] ; or « Le coq et le limaçon, fable » figure dans le numéro d’avril 1738 du Mercure. Toutes ces pages ont donc été copiées au plus tôt au printemps 1738, et des articles sans date qui en composent l’essentiel on ne peut rien dire de plus, sinon qu’ils sont eux aussi antérieurs à septembre 1739, date de la première intervention connue du secrétaire suivant, Descorps (main G).
Le premier éditeur du manuscrit du Spicilège, André Masson, avait observé en 1944 qu’il avait subi une reliure malencontreuse, qui avait parfois rogné des lignes du texte. Le phénomène disparaissant après les interventions du secrétaire Duval (dit secrétaire D depuis Shackleton), au moment même où apparaissent, autographes, les souvenirs de voyage [6], pour lui il ne faisait pas de doute que Montesquieu avait fait relier l’ouvrage en 1728 pour l’emporter avec lui, afin d’y transcrire au fur et à mesure ses remarques, insérant au début des pages blanches (restées inutilisées) et à la fin un gros « bloc-notes [7] » pour accueillir ses futures remarques. Shackleton ayant considéré (comme on l’a remarqué à propos des Pensées ) que Duval avait quitté Montesquieu peu après son retour des voyages, toute la partie qui lui était due ne pouvait donc être qu’antérieure à son départ pour l’Autriche en 1728.
Non seulement on retrouve dans cette explication la confusion entre rédaction et copie déjà observée à propos de la Collectio juris et des Pensées, mais nous savons maintenant, par le Catalogue de la bibliothèque de La Brède comme par l’examen des Pensées , que l’abbé Duval n’avait pas mis fin à ses interventions dans le Spicilège en 1728 : il faut donc reprendre la question.
L’analyse des papiers s’est révélée féconde pour dater la Collectio juris et les Pensées ; elle doit aussi être utilisée pour le Spicilège.
Claire Bustarret décèle une composition beaucoup plus complexe que pour les Pensées : les cinq premiers papiers utilisés sont du Sud-Ouest – sauf pour les cinq premiers feuillets, qui sont des pages de garde – jusqu’à la page 389 où commence le papier que j’appelle « parisien » - c’est-à-dire fabriqué en Auvergne et vendu à Paris ; ce papier est identique à celui de ces cinq feuillets initiaux, restés vierges. S’il y a bien rupture puis ajouts de cahiers allogènes, comme l’avait remarqué Masson (qui situait le changement dans ce cahier, mais en se trompant de quelques pages), elle ne date pas de 1728, mais beaucoup plus vraisemblablement du séjour parisien qui voit Montesquieu constituer le deuxième volume des Pensées ; en effet le même papier est utilisé d’une part pour constituer ce deuxième volume, qui ne peut être antérieur à mai 1735, d’autre part pour compléter le Spicilège en lui ajoutant cinq feuillets au début, et surtout plus de deux cents à la suite. Cette explication est beaucoup plus satisfaisante ; on doit se demander en effet si l’idée même de prendre avec soi pour voyager un volume de huit cents pages a du sens : Montesquieu ne pouvait-il acheter du papier en chemin ? Comptait-il relire régulièrement les quatre cents premières pages, dont les deux cents premières portaient beaucoup de divagations [8] ? Il faut là encore reprendre l’ensemble des éléments.
Le Spicilège a commencé plus tôt que les Pensées : une première main dénommée A par Shackleton et dont on ne sait rien, copie en continu le « Recueil Desmolets » ; il ne lui fallait que quelques heures pour cette trentaine de pages, ce que l’abbé Duval poursuit sur cent pages [9] ; celui-ci copie ensuite des remarques propres à Montesquieu (dont l’écriture alterne désormais avec celle des secrétaires), jusqu’à la page 185 où apparaît cette fois en alternance avec Duval la main C sur une soixantaine de pages ; or cette main, ainsi que l’avait parfaitement vu Shackleton, figure aussi dans une lettre de fin juillet 1724 [10] Il est impossible d’en savoir plus sur l’activité de ce secrétaire, qu’on n’a repérée que dans le Spicilège et cette lettre. Une trace aussi ténue ne suppose pas cependant une très longue durée de service : la date de juillet 1724 nous sert donc de point de repère.. Le point de départ de ces quelque deux cents premières pages se situe donc avant 1724 – mais quand ? On a du mal à imaginer que le travail des deux secrétaires successifs se soit étalé sur des années, alors qu’il faut tout au plus quelques journées de travail pour ces deux cents pages ; on retiendra donc comme beaucoup plus vraisemblable la date de 1723 ou 1724, l’alternance des mains supposant un changement dans le mode de transcription : à la copie continue et sans doute rapide succède une pratique qui suit les aléas de la constitution des dossiers, et surtout la décision d’en tirer parti en les faisant entrer dans le recueil.
L’analyse de Claire Bustarret en donne confirmation, puisque le papier utilisé pour les quarante premières pages du Recueil Desmolets est le même que celui d’une lettre datée de mars 1725 ; elle apporte même des éléments nouveaux sur les pratiques de Montesquieu, car le cahier suivant, tout comme les vingt pages placées avant le début de la copie (quasi vierges, sauf une mention initiale de sa main), est du même papier que le premier volume des Pensées : Montesquieu avait dû en acheter une quantité importante, qu’il retrouve manifestement à La Brède à son retour de voyage. Mais surtout on observe un point troublant : l’abbé Duval a écrit, des pages 389 à 410, sur le papier parisien utilisé au tome II des Pensées , donc au plus tôt vers 1735… Faut-il prolonger ainsi son activité, sur la seule foi du papier ? On doit plutôt tirer les conséquences de ce qu’on vient d’observer avec le papier resté à La Brède : les mains de papier achetées en 1733 (quand Montesquieu revient à Paris, sans doute avec Duval) n’ont pas toutes été utilisées immédiatement ; on se gardera donc d’assigner à leur utilisation des limites chronologiques trop précises. Peu importe ensuite la concordance du papier et des secrétaires : le volume est constitué, et même relié ; les secrétaires n’ont plus qu’à l’utiliser.
On observe les mêmes phénomènes que dans les Pensées, avec l’alternance de la main de Montesquieu et des secrétaires E, H, K, I, O, P (1748 - août 1750 ), faiblement représentés sauf le premier et le dernier – comme pour les Pensées , aucun secrétaire exclusivement aquitain, et deux secrétaires, K et I, qui n’ont pas quitté Paris : bordelais à l’origine, le Spicilège est devenu parisien, tout en pouvant parfaitement accompagner Montesquieu jusqu’à Bordeaux à l’occasion.
Concluons : le Spicilège, que l’on croyait commencé vers 1715, ne l’a été qu’en 1724 ; il n’a pas suivi Montesquieu dans ses voyages en Europe ; poursuivi à Paris vers 1733, relié vers 1735, il n’est plus complété après août 1750.
On ne saurait trop insister sur les conséquences en chaîne qui naissent de ces conclusions, et surtout du changement de méthode ici préconisé. Il faudra sans doute revenir sur la datation de plusieurs des œuvres de Montesquieu : Shackleton la déduisait d’observations et de déductions que l’on sait maintenant complètement erronées, alors même qu’elle a servi de base à toute la réflexion éditoriale en cours. L’édition en ligne devra s’employer à tirer ces conséquences.
D’ici là, l’édition en cours des Pensées, qui devrait être remise à l’éditeur en 2020 pour publication l’année suivante, exploitera pleinement cette analyse.