Till Hanisch, Justice et puissance de juger chez Montesquieu. Une étude contextualiste Dario Ippolito

, par Volpilhac-Auger, Catherine

Till Hanisch, Justice et puissance de juger chez Montesquieu. Une étude contextualiste, Paris, Classiques Garnier, 2015, 300 pages.

« Le droit tire son nom de la justice » : à la veille de la promulgation du Code civil napoléonien, ces mots d’Henri Hulot – qui dissimulent l’allitération jus/justitia – traduisent un célèbre fragment d’Ulpien [1]. Au tout début des Pandectes de Justinien, cette fausse étymologie avait contribué, dès l’Antiquité romaine, à accréditer la jurisprudence comme science du juste et de l’injuste et à exalter la fonction politique des juristes en les représentant comme les ministres sacrés du bon et de l’équitable.

À l’époque de la formation intellectuelle de Montesquieu, la culture juridique était encore imprégnée de ces catégories idéologiques. En 1701, dans les Originum juris civilis libri tres, Gian Vincenzo Gravina continuait à célébrer les jurisconsultes comme autant de « legum voces, et juris custodes, atque justitiae sacerdotes » (II, XXI). Ce n’est qu’un exemple parmi beaucoup d’autres, mais très emblématique d’un discours d’autolégitimation qui, reliant les normes juridiques aux principes de l’éthique, caractérisait aussi bien la doctrine du droit positif que la philosophie du droit naturel.

Dans cet horizon culturel, L’Esprit des lois se distingue nettement : prolem sine matre creatam – comme son auteur le revendique –, l’ouvrage propose une réflexion tout à fait inédite sur le droit. Au lieu de s’exercer à l’interprétation des textes normatifs (selon le modèle de la jurisprudence traditionnelle) ou de s’appliquer à la démonstration des vérités morales (selon le paradigme jusnaturaliste), Montesquieu vise en effet à comprendre et à illustrer la réalité même des systèmes juridiques dans l’économie des systèmes sociaux.

Pourquoi les lois, dans un espace et dans un temps déterminés, sont-elles ce qu’elles sont ? Telle est la question qui motive l’entreprise scientifique de Montesquieu. Fondée sur l’hypothèse que la variété des règles juridiques ne dépend pas uniquement de l’arbitraire de ceux qui les produisent, son enquête part de l’observation des principaux facteurs de l’organisation sociale, elle s’engage ensuite dans une analyse des constantes qui caractérisent les relations entre les données comparées, elle aboutit enfin à la formulation de thèses théoriques basées sur les faits et aptes à les expliquer.

Dans cette nouvelle approche heuristique de la réalité juridique, le thème du rapport entre le droit et la justice perd évidemment le rôle absolument central qu’il avait dans l’ancienne scientia juris. Ce serait toutefois une erreur de réduire Montesquieu à un sociologue ante litteram exclusivement attaché à la recherche empirique et indifférent aux problèmes du devoir-être du droit. De plus en plus nombreuses sont au contraires les lectures de L’Esprit des lois qui soulignent et analysent sa dimension normative. C’est à ce courant interprétatif qu’appartient l’importante monographie de Till Hanisch, Justice et puissance de juger chez Montesquieu.

Sa proposition herméneutique est suggestive : s’il est vrai que Montesquieu ne s’engage pas dans « une théorie systématique de la justice », il n’en reste pas moins que « toute son œuvre peut être comprise comme une vaste étude des conditions et des formes de réalisation de la justice » (p. 63), « au niveau moral de même qu’au niveau institutionnel, au niveau individuel comme au niveau de la communauté » (p. 64). De ce point de vue, Hanisch s’oppose aux « thèses affirmant qu’il y a une rupture radicale entre les Lettres persanes et L’Esprit des lois » (p. 66) : on n’assiste pas, dans le chef-d’œuvre de 1748, à l’« effacement de la préoccupation spécifiquement morale au profit d’une tentative de compréhension historico-politique de l’Europe de son temps » [2].

Selon l’auteur, bien que « le terme même de justice dispar[aisse] presque totalement de L’Esprit des lois à la suite du livre premier », l’idée de justice « formulée dans les Lettres persanes » sous-tend tout le texte « sous différentes formes et dans divers contextes » (p. 66). C’est justement à l’élucidation des différentes formes et des divers contextes des manifestations de la justice qu’est consacrée cette étude très dense. Structurée en quatre chapitres – précédés d’une introduction très claire et suivis d’une intéressante conclusion –, elle s’ouvre par une réflexion préliminaire sur la théorie et la méthodologie de l’herméneutique historique explicitement enracinée dans le contextualisme de Quentin Skinner. Elle analyse ensuite le concept de justice chez Montesquieu en considérant ses fondements, ses sources et ses configurations par rapport aux concepts d’équité et de modération. Elle aborde alors le thème de la réalisation de la justice dans l’articulation constitutionnelle en éclairant la pensée de Montesquieu à propos du rôle institutionnel des juges. Enfin, elle approfondit le problème de la justice dans l’ordre international en abordant les différents aspects de la doctrine du droit des gens développée dans L’Esprit des lois (droit de guerre, droit de conquête, droit commercial, etc.).

La richesse des thématiques examinées fait de l’ouvrage de Hanisch une contribution précieuse au débat sur la philosophie du droit de Montesquieu. Dans sa préface, Catherine Larrère le désigne comme « la première étude d’ensemble consacrée à la justice chez Montesquieu » (p. 9). Chacune de ses parties, chaque affirmation et chaque argumentation de l’auteur se prêtent à une discussion fructueuse. Je me limiterai ici à quelques réflexions sur certaines de ses thèses relatives aux notions de justice et d’équité.

Je commence par une remarque assez banale concernant une donnée de fait. Dire que dans « la pensée politique de Montesquieu […], [l]es formes de manifestation de la justice sont multiples et variées, même si le terme est généralement absent de ses textes » (p. 261) est partiellement incorrect : la proposition concessive signale ici une absence qui n’en est pas une. Dans les textes de Montesquieu, en effet, les occurrences du terme de justice sont présentes par centaines et les nombreux contextes sémantiques où ce terme est utilisé permettent d’en distinguer trois acceptions principales : 1) la justice comme paradigme normatif auquel les actions humaines doivent se conformer ; 2) la justice comme vertu ou qualité personnelle ; 3) la justice comme administration judiciaire ou juridiction. Une analyse lexicographique précise aurait pu enrichir et consolider l’enquête de Hanisch.

De la même manière, l’affirmation que, « sans reformuler la définition de la justice de la Lettre 83 (81 dans l’édition de 1721), Montesquieu en développe l’esprit dans ses œuvres ultérieures », et que « précisément la mise en œuvre de l’idée de justice […] explique l’absence du concept » dans L’Esprit de lois (p. 66) suscite des perplexités. Qu’est-ce en effet que l’esprit d’une définition ? En quel sens peut-on dire que le concept de justice est absent alors que « l’idée de justice n’est nullement absente » (p. 66) ? Certes, dans L’Esprit des lois, Montesquieu ne donne pas une définition de la justice ; mais l’absence d’une définition implique-t-elle l’absence du concept correspondant ? Évidemment non : les textes philosophiques regorgent de concepts indéfinis. Hanisch, par exemple, utilise le concept de concept à des fins analytiques sans ressentir le besoin d’en proposer une définition. D’ailleurs, une partie importante de son travail herméneutique consiste justement dans la détermination de concepts employés mais non définis par Montesquieu.

Tel est le cas du « concept d’équité » qui, dans L’Esprit des lois aussi bien que dans les Lettres persanes, « est employé aux endroits clés qui traitent de la justice » (p. 77). En se penchant sur ces passages, Hanisch observe d’abord que « l’équité est présentée comme une qualité inhérente à l’homme qui permet de reconnaître la justice et qui est fondée à la fois dans la raison et dans le sentiment » (p. 77). Il définit ensuite l’équité comme « une forme de mesure qui représente un rapport de convenance » (p. 82). Dans cette focalisation conceptuelle, la relation entre l’équité, qui « participe de la capacité de reconnaître le juste » (p. 82), et la justice, conçue par Montesquieu comme « un rapport de convenance » (LP, 81 [83)], est caractérisée en termes de dérivation : « […] des rapports de justice sont dérivés des rapports d’équité » (p. 81). Or, le fait que Montesquieu distingue et associe de cette façon le « concept d’équité » (mais pourquoi le concept et non l’idée ?) et « l’idée de la justice » (mais pourquoi l’idée et non le concept ?) est discutable. En effet, l’analyse textuelle ne semble pas corroborer cette lecture. Prenons par exemple deux « endroits clés » cités par Hanisch :

Ainsi quand il n’y aurait pas de Dieu, nous devrions toujours aimer la justice ; c’est-à-dire faire nos efforts pour ressembler à cet être dont nous avons une si belle idée, et qui, s’il existait, serait nécessairement juste. Libres que nous serions du joug de la religion, nous ne devrions pas l’être de celui de l’équité. (LP, 81 [83])

Avant qu’il y eût des lois faites, il y avait des rapports de justice possibles. Dire qu’il n’y a rien de juste ni d’injuste que ce qu’ordonnent ou défendent les lois positives, c’est dire qu’avant qu’on eût tracé de cercle, tous les rayons n’étaient pas égaux.

Il faut donc avouer des rapports d’équité antérieurs à la loi positive qui les établit […]. (EL , I, 1)

Le parallèle entre ces passages est intéressant aussi bien du point de vue conceptuel que du point de vue stylistique. Dans l’un comme dans l’autre, Montesquieu utilise en premier lieu le substantif justice, puis l’adjectif juste, et enfin le substantif équité. Dans les deux cas, aucun élément du discours ne suggère de séparer le champ sémantique du second substantif de celui du premier. Au contraire, si nous attribuons au mot d’équité – comme Hanisch nous invite à faire – un sens différent de celui du mot de justice, le raisonnement de Montesquieu perd sa linéarité et sa cohérence argumentative. Il faudrait donc prendre au sérieux l’hypothèse selon laquelle la distinction conceptuelle entre justice et équité reste aux marges de la réflexion philosophique de Montesquieu.

Au-delà de la rareté significative des occurrences du terme d’équité dans les Lettres persanes aussi bien que dans L’Esprit des lois, une confirmation intéressante peut être tirée de l’usage de l’adjectif juste :

Quand un homme s’examine, quelle satisfaction pour lui de trouver qu’il a le cœur juste ! Ce plaisir, tout sévère qu’il est, doit le ravir : il voit son être autant au-dessus de ceux qui ne l’ont pas, qu’il se voit au-dessus des tigres et des ours. Oui, Rhédi, si j’étais sûr de suivre toujours inviolablement cette équité que j’ai devant les yeux, je me croirais le premier des hommes. (LP, 81 [83])

Il faut donc avouer des rapports d’équité antérieurs à la loi positive qui les établit : comme, par exemple, que, supposé qu’il y eût des sociétés d’hommes, il serait juste de se conformer à leurs lois […]. (EL, I, 1)

On ne saurait négliger le fait que, en lien avec le mot équité, Montesquieu emploie l’adjectif dérivé du mot justice. Dans les discours philosophiques sur le droit et sur la politique où l’équité est une catégorie distincte de la justice, cette promiscuité adjectivale est normalement évitée : l’équitable ne se confond pas avec le juste. Or, ni dans les Lettres persanes ni dans L’Esprit des lois on ne trouve la notion d’équitable. Cela conduit à penser que Montesquieu ne se soucie pas de marquer la distinction entre justice et équité.

Un banc d’essai approprié pour tester notre hypothèse est le Discours sur l’équité qui doit régler les jugements et l’exécution des lois (1725) : quoi de mieux qu’un texte sur la déontologie judiciaire pour la révoquer en doute ou l’invalider ? En dépit des prévisions, cependant, notre hypothèse résiste à cette tentative de falsification. Le Discours, dont le titre comprend expressément la notion d’équité, concerne en effet explicitement la « justice » en tant que « vertu essentielle » [3] du magistrat. Il n’est donc pas surprenant que, sur fond de cette superposition lexicale, Montesquieu n’accorde pas la moindre importance à une actio finium regundorum entre les deux concepts.

Ce qui est en revanche surprenant, c’est le fait qu’un discours sur l’équité dans la juridiction, prononcé dans une cour de justice d’Ancien Régime par un haut magistrat qui s’adresse à d’autres magistrats, n’aborde jamais le problème de l’interprétation de la loi, c’est-à-dire précisément le domaine où la culture juridique recourait traditionnellement à cette notion. Conçue dans le sillage d’Aristote comme justice du cas concret, l’équité était valorisée en tant que source du droit jurisprudentiel. Fournissant un fondement aux décisions judiciaires en décalage avec la loi, elle contribuait à renforcer l’arbitraire des juges. Elle constituait en somme un dispositif de légitimation du pouvoir de faire justice. L’écart de Montesquieu par rapport à cet horizon idéologique ne doit pas être sous-estimé. Substantiellement négligée comme catégorie éthique, l’équité disparaît aussi de son discours sur la puissance de juger. À ce propos, Hanisch a parfaitement raison de souligner que « Montesquieu rompt avec un concept clé de toute une tradition de la pensée juridique » (p. 143). Moins convaincante, cependant, est sa thèse selon laquelle il « en maintient la structure » « en remplaçant le terme équité par esprit de la loi » (ibid.).

Dario Ippolito

L’auteur souhaite remercier Philippe Audegean pour sa relecture et la révision linguistique de ce texte.

Notes

[1Les Cinquante livres du Digeste ou Des Pandectes de l’empereur Justinien, 1.1.1., traduit en français par feu M. Hulot […], Metz/Paris, Behmer et Lamort/Rondonneau, 1803, tome I, p. 41.

[2C. Dornier, « Morale, moralistes », dans Dictionnaire Montesquieu [en ligne], sous la direction de Catherine Volpilhac-Auger, ENS de Lyon, septembre 2013. URL : http://dictionnaire-montesquieu-ens-lyon/en/article/1376475736/fr

[3Montesquieu, Discours sur l’équité qui doit régler les jugements et l’exécution des lois, prononcé à la rentrée du parlement de Bordeaux en 1725, dans Œuvres et écrits divers I, Œuvres complètes de Montesquieu, dir. P. Rétat, tome 8, Oxford/Naples, Voltaire Foundation/Istituto italiano per gli Studi filosofici, 2003, p. 476.