Montesquieu, enigmatisch observateur, Andreas Kinneging, Paul De Hert, Maarten Colette dir., Anvers, Uitgeverij Vrijdag, 2016 Jef Van Bellingen

, par Volpilhac-Auger, Catherine

Montesquieu, enigmatisch observateur, Andreas Kinneging, Paul De Hert, Maarten Colette dir., Anvers, Uitgeverij Vrijdag, 2016, 360 pages (ISBN : 9789460014727)

Ce nouveau livre sur Montesquieu en néerlandais est un recueil d’articles, résultat d’un colloque organisé en 2015 à Bruxelles par la faculté de droit de la Vrije Universiteit Brussel (VUB), en collaboration avec la faculté de droit de l’université de Leyde.

Ce livre, une collaboration de différents auteurs, est d’une grande cohérence, structurée en trois parties : le constitutionnalisme, Eros et Thanatos, les relations internationales et le climat.

Il est impossible de rendre compte de toute la richesse de ces articles, tous d’une qualité indiscutable. Tout de même, je vais essayer de présenter l’essentiel de chaque contribution.

La pensée constitutionnelle forme le thème le plus connu de l’œuvre de Montesquieu, mais malheureusement il est trop souvent traduit dans des clichés simplistes. Les six spécialistes, sans être d’accord sur tous les points, ont le grand mérite de nous présenter des analyses nuancées qui rendent compte de la complexité de sa pensée.

Andreas Kinneging se pose la question si ce grand penseur politique est vraiment un « philosophe » dans le sens d’un penseur typique des Lumières. Sa réponse, conclusion d’une analyse perspicace, est négative. L’auteur commente les idées de Montesquieu sur la monarchie, l’ancienne constitution, et les lois fondamentales d’une façon éclairante, ce qui permet de comprendre le sens de la sixième partie de De l’esprit des lois : expliquer par sa genèse la spécificité de la monarchie française et la possibilité de son régime mixte et modéré.

Jean-Marc Piret souligne que la monarchie, telle que Montesquieu la conçoit, est une constitution de la liberté, par la balance des pouvoirs et du droit pénal, appliqué avec modération. Mais il nous montre aussi un penseur critique de la monarchie de l’époque risquant la dérive despotique. L’auteur nous offre aussi une analyse intéressante de l’idéologie parlementaire au XVIIIe siècle en France et l’influence de Montesquieu sur celle-ci.

Paul De Hert, spécialiste de droit pénal, contextualise les idées de Montesquieu sur la constitution, le droit pénal, et la liberté, en analysant les contrastes avec Locke et Constant. Comme constitutionnaliste il dépasse Locke, et comme pénaliste Montesquieu est humaniste et visionnaire à plusieurs points de vue. L’auteur approuve Constant lorsqu’il critique une conception de la liberté qui semble surtout viser la protection de la propriété contre l’État et néglige les libertés concrètes de l’individu, quelque soit sa classe sociale.

Par une analyse remarquable et détaillée des manuscrits et notices non publiés du vivant de Montesquieu, Annelien De Dijn démontre que la conception moderne de la liberté politique, telle qu’il l’a formulée, n’est pas le résultat d’une pensée libérale ou protolibérale tournée vers l’Angleterre. C’est la pensée d’un homme qui fut admirateur de la monarchie française sous laquelle il vivait.

Dans son article « Rousseau, lecteur contrariant de Montesquieu » Maarten Colette nous montre un Rousseau, admirateur et lecteur attentif de Montesquieu, partageant parfois les mêmes prémisses, mais refusant d’abandonner avec résignation la liberté des anciens, comme son prédécesseur. Les maux qu’accompagnent la civilisation exigeront toujours le contre-poids de la vertu et de la liberté morale, bases d’une société vraiment libre.

Lukas van den Berge, spécialiste du droit administratif des Pays-Bas, expose dans une étude très élaborée, le concept de la marge d’appréciation dans le droit administratif. Il montre que l’interprétation courante de la trias politica et son application actuelle en droit administratif reposent ou bien sur les critiques de Montesquieu (Rousseau, Kant, Hegel) ou sur des déformations tardives. Pour une meilleure approche de cette problématique, l’auteur souligne l’importance des théories de Foqué et ’t Hart, philosophes du droit et grands connaisseurs de la pensée de Montesquieu.

Sous le titre énigmatique « Eros et Thanatos » la deuxième partie se compose en trois analyses, chacune d’une grande richesse, traitant de la signification de l’amour et de la mort dans l’œuvre de Montesquieu.

L’étude originale de Ringo Ossewaarde nous propose d’explorer le noyau érotique de la pensée libérale montesquivienne. À son avis, l’élément érotique chez Montesquieu n’a pas encore été clarifié au niveau de ses pensées sur la politique, la tolérance, et le commerce. Montesquieu est bel et bien un auteur des Lumières, mais qui continue plutôt la tradition des artistes de la Renaissance dans une tentative d’érotiser les Lumières.

Pour Alexander Roose l’auteur des Lettres persanes est avant tout un moraliste préoccupé. Son analyse est saisissante. Montesquieu exprime la décadence de la société française de son temps, qui n’est clairement perçue que par des étrangers qui ne se rendent pas compte en même temps des injustices de leur propre société à l’égard des femmes. On découvre dans cet essai un penseur pessimiste, imbu d’un idéal morale cicéronien.

Paul Pelckmans démontre d’une façon convaincante que la conception de la mort telle qu’elle apparaît dans les Lettres persanes n’exprime pas encore une conception moderne en rupture avec la tradition. Même la discussion remarquable sur le suicide reste ambiguë.

Une étude sur Montesquieu et le droit des gens ouvre la troisième partie du recueil qui concerne les relations internationales et le climat. Frederik Dhondt nous montre que les contributions du philosophe se placent dans le contexte classique du droit européen interétatique. Montesquieu apporte des nuances, sans arriver à une vision bien claire. Récusant l’utopie de la paix perpétuelle et la monarchie universelle, il plaide pour humaniser la guerre et pour la primauté du droit dans la relation entre États. Le commerce doit être le moteur pour les rapprocher et éviter les guerres dans l’intérêt réciproque.

Patrick Stouthuysen souligne que la théorie du climat de Montesquieu est complexe, se développe au cours de l’évolution de sa pensée, mais forme un élément essentiel à l’élaboration d’une science sociale qui tient compte des différents éléments qui expliquent la spécificité d’une culture. L’auteur situe cette théorie, d’une façon détaillée, dans son contexte historique.

Le dernier article, de Michel Huysseune, nous fait découvrir un Montesquieu voyageur et sa façon d’observer les pays qu’il visite et notamment le cas de l’Italie. Il y applique sa théorie du climat mais sans oublier les autres éléments qui déterminent les problèmes de ce pays.

Toutes les analyses de ce recueil sont bien étoffées de notes et de références instructives. À la fin de l’ouvrage se trouve une chronologie de la vie de Montesquieu et une bibliographie pour chacune des contributions.
Le livre est écrit dans un style très accessible qui permet également au non-spécialiste de faire connaissance avec les éléments divers de la pensée de Montesquieu. Mais le spécialiste y trouvera de quoi enrichir et approfondir sa propre lecture. Un ouvrage à recommander à tous ceux qui s’intéressent à ce grand penseur du XVIIIe siècle qui, malgré tout restera toujours, heureusement, énigmatique mais observateur exemplaire.

Jef Van Bellingen
VUB