Eleonora Barria-Poncet, L’Italie de Montesquieu. Entre lectures et voyage Girolamo Imbruglia

, par Volpilhac-Auger, Catherine

Eleonora Barria-Poncet, L’Italie de Montesquieu. Entre lectures et voyage, Paris, Classiques Garnier, 2013, 683 pages. EAN 9782812413896

Le voyage autour d’une bibliothèque est toujours intéressant ; il peut être passionnant. C’est le cas de la bibliothèque de Montesquieu, dont le catalogue a donné lieu à une édition moderne, de 1999, impeccable. À partir de cette base philologiquement solide, E. Barria-Poncet a dessiné ce voyage dans les livres, les œuvres, la vie de Montesquieu. Très précis et ponctuel est le croisement des thèmes italiens surtout dans les Pensées et le Spicilège ; la bibliographie, qui couvre maints domaines, est également bien choisie, bien que son organisation ne soit pas la plus simple.

L’originalité de la recherche consiste dans la présentation des livres de Montesquieu sur l’Italie, en tant qu’héritier d’une famille de la grande noblesse de robe bordelaise, qu’homme de lettres, que voyageur.

Le premier aspect, celui de l’originalité de la bibliothèque de Montesquieu, est mis en relief grâce à la comparaison avec d’autres bibliothèques de Bordeaux, d’autres philosophes (le président de Brosses), et de quelques libraires bordelais. Il s’agit de la bibliothèque de l’académie de Bordeaux, de celles des présidents Arnaud de Pontac et Barbot, de Fossier de Lestart ; les libraires sont la veuve Labottière (1714) et Charles Labottière (1741 et 1746). Le choix des bibliothèques comparées est arbitraire, comme le sont tous les choix, mais sensé. On arrive par là à suivre la diffusion des livres italiens et leur organisation dans les rayons des maisons et des boutiques.

Mais il y a un autre choix qui est à mon sens plus arbitraire : la liste sélective des livres qui dans ces bibliothèques forme la bibliothèque italica. En effet, cette section, qui ne se trouve pas dans la bibliothèque de La Brède, a été formée par Eleonora Barria-Poncet sur trois critères, tous formels : les livres écrits en italien, d’auteur italien et publiés en Italie, et enfin en langue latine et française, publiés à l’étranger. Donc, pour suivre comment Montesquieu s’est renseigné sur un sujet « italien », par exemple Venise, il faut admettre que la documentation italienne n’est pas toute la documentation possible, parce qu’il est très probable, dans le cas imaginé, que Montesquieu avait aussi des livres anglais sur le sujet. Une fois donc créée cette section italienne, qui est transversale à tous les domaines du catalogue, on a donc encore besoin d’une autre comparaison, cette fois non pas entre bibliothèques, mais à l’intérieur de la bibliothèque même de Montesquieu : avec la bibliothèque anglaise et les autres bibliothèques « nationales ». Ce qui revient à relire le Catalogue de la bibliothèque de Montesquieu à La Brède. Pour comprendre comment Montesquieu traite d’une question spécifiquement italienne, il est peut-être réductif de se limiter à sa bibliothèque italica. Nous allons voir plus en détail ce problème.

Le choix de bâtir une section italica dans la bibliothèque de Montesquieu, mais que Montesquieu n’avait pas envisagée, aurait peut-être été légitime en n’analysant que les livres acquis pendant et après son voyage en Europe et en Italie. Ce voyage avait été longuement désiré par Montesquieu, qui d’ailleurs, cas assez exceptionnel, connaissait la langue italienne avant son départ. On aurait donc pu croire à une continuité de la connaissance de l’Italie chez Montesquieu. L’intérêt de cette recherche est d’avoir montré que le voyage a représenté au contraire une rupture avec l’image que Montesquieu avait de la culture italienne avant août 1728, quand il arrive à Venise, âgé de trente-neuf ans. Le désir de visiter l’Italie n’avait pas été suscité chez Montesquieu par l’exigence de connaître directement les témoignages artistiques, mais il avait été surtout lié à son intérêt pour les aspects géographiques, historiques, politiques et sociaux de l’Italie (p. 112). Le plaisir esthétique ne fut qu’un important et fort significatif by-product du voyage. Pour utiliser une célèbre expression d’Addison, pour Montesquieu l’Italie fut plus le muséum des formes politiques que le muséum des beaux-arts. On ne peut pas être surpris que l’idée d’aller en Grande-Bretagne lui soit venue pendant cette longue étape en Italie (jusqu’en juillet 1729).

Le voyage en Italie dut répondre aux exigences du climat, auxquelles Montesquieu ne put s’opposer. Comme il l’écrivit au maréchal de Berwick, en allant à Milan avant d’aller à Rome, alors qu’en général Milan était la dernière étape d’un voyage, il ne commença pas par le commencement, mais il prit l’Italie « par le revers ». On est tenté de conclure que l’Italie a eu au moins une autre fois cette même fonction de bouleverser l’ordre traditionnel, quand, à la fin de L’Esprit des lois il dit « Italiam, Italiam … Je finis le traité des fiefs où la plupart des auteurs l’ont commencé ». Mais cette liaison entre l’Italie et la discussion sur le Moyen Âge n’était-elle qu’une magnifique forme rhétorique, ou peut-on y trouver quelque chose qui se rattache à l’expérience de son voyage ? Qu’est-ce que fut l’Italie pour Montesquieu ?

Eleonora Barria-Poncet nous parle des livres, des lieux, des hommes et des femmes que Montesquieu y a rencontrés, et de cette manière découvre un Montesquieu « voiagiste », qui a préparé des dossiers de notes qui toutefois ne sont jamais devenu le livre sur l’Italie peut-être projeté. On peut dire que la culture italienne que Montesquieu a pu y connaître était la culture de l’aetas muratoriana, comme a très bien dit Mario Rosa. Les liaisons avec Muratori, directes ou par des lectures, dominent en effet cette partie du livre. Mais cette relation est analysée essentiellement sous l’aspect de l’histoire littéraire, ce qui n’est pas entièrement convaincant. Le Muratori qui est ici envisagé est surtout celui qui a réfuté dès sa jeunesse le jésuite Bouhours, qui est l’éditeur de Le rime di Petrarca riscontrate coi testi a penna della libreria Estense e coi frammenti dell’originale di esso poeta (Modène, 1711) ; l’auteur des Primi disegni della repubblica letteraria d’Italia (1703), de La perfetta poesia italiana spiegata e dimostrata con varie osservazioni e con vari giudizi sopra alcuni componimenti altrui (1706), des Riflessioni sopra il buon gusto intorno le arti e le scienze (1708-1715), qui fut son chef-d’œuvre et en quelque manière le manifeste de la nouvelle culture qu’il voulait imposer en Italie. Mais Muratori ne fut pas seulement un homme des belles-lettres : il fut un grand historien, et c’est surtout cet aspect de son travail qui devait intéresser Montesquieu ; celui-ci, comme on l’a dit, était venu en Italie pour y voir la vie et les traditions politiques. Lorsque Montesquieu arriva en Italie, la violence des discussions dont Muratori avait été le protagoniste dans le conflit, clos en 1725, entre Rome et l’empereur Joseph Ier au sujet de Comacchio était éteinte, mais son écho était encore vif. Il avait publié un ouvrage extraordinaire, Piena esposizione dei diritti imperiali ed estensi in proposito delle controversie di Comacchio, qui était un véritable travail de critique historique faisant l’histoire de presque mille ans de conflits politiques, sociaux, religieux. Il avait été lecteur de Mabillon et de Richard Simon (en particulier de l’Histoire de l’origine et du progrès des revenus ecclésiastiques) et surtout de Leibniz. Le philosophe allemand avait transformé la philologie diplomatique en une véritable connaissance historique des institutions et par le truchement des travaux de Muratori, Montesquieu doit avoir découvert sous un angle nouveauun philosophe qui l’a toujours hautement intéressé. C’est à partir de cet ouvrage qu’ensuite Muratori publia le premier tome de Antichità estensi (1717), un travail projeté et en partie écrit en collaboration avec Leibniz, mais où Muratori développa une vision originale de l’historiographie, comme il s’en explique dans sa Préface. Et il faut encore considérer qu’à travers cette extraordinaire production d’historiographie et de polémique politique, Muratori réussit aussi à faire entendre son giurisdizionalismo (indépendance de l’État et de l’Église).

Les grands œuvres historiques de Muratori sont placées par E. Barria-Poncet dans la catégorie qu’elle a créée, la « bibliothèque invisible » de Montesquieu, où sont rangés les livres certainement lus par lui, mais qui ne se trouvent pas dans sa bibliothèque. Cette catégorie de la bibliothèque invisible a quelque chose de montesquivien ; on pourrait rappeler la belle pensée : « à présent qu’on est dans le goût des collections et des bibliothèques, il faudrait que quelque laborieux écrivain voulût faire un catalogue de tous les livres perdus qui sont cités par les anciens auteurs » (Pensées, no 101). Je crois que parmi les livres italiens de cette bibliothèque (im)possible, on pourrait faire l’hypothèse de mettre non seulement le Rerum italicarum scriptores, mais aussi la Piena esposizione de Muratori. D’ailleurs, E. Barria-Poncet a inséré dans cette « bibliothèque invisible » les deux autres grands intellectuels italiens de la première moitié du XVIIIe siècle, Giannone et Vico. Le rapprochement de ces trois noms peut nous éclairer sur la composante de la culture italienne qui a le plus influencé Montesquieu.

Giannone a été certainement lu par Montesquieu, qui toutefois n’a jamais pu le connaître. Comme tous les historiens de son siècle, de Voltaire à Gibbon, Montesquieu a aussi été profondement frappé par la Istoria civile del regno di Napoli, mais aussi par sa destinée. Dans son Voyage d’Italie il montre qu’il connaît très bien la persécution de Giannone : « ayant fait l’Histoire civile de Naples, où il fait voir les moyens dont la cour de Rome s’est servie pour établir son autorité, le miracle [de saint Janvier] ne se fit pas. Les moines dirent que cela venait du livre impie de Giannone, qui pensa être lapidé, fut obligé de se cacher et quitter le royaume » [1] ; en effet Giannone alla à Vienne pour éviter la persécution ecclésiastique. S’il a connu ces péripéties consécutives à la publication de l’Histoire, on pourrait soupçonner Montesquieu d’avoir également connu la fin de la vie de Giannone. Il fut arrêté le 24 mars 1736 par une ruse ignoble du duc de Savoie et emprisonné jusqu’à sa mort, le 17 mars 1748. Rome voulait que l’auteur de l’Histoire et des autres ouvrages qui restèrent manuscrits fût emprisonné. Peut-on penser que la prudence avec laquelle Montesquieu a écrit sa Défense dans le but d’« écarter la menace de la condamnation romaine, qui l’a beaucoup préoccupé » [2] lui fut inspirée aussi par l’exemple de Giannone qui venait de mourir en prison ?

Montesquieu, on l’a dit, fut un admirateur de l’Histoire de Giannone. Il avait compris que ce n’était pas seulement une histoire polémique et politique du royaume de Naples et de ses relations avec l’Église, comme l’avait été la Piena esposizione de Muratori, mais qu’elle était aussi une histoire civile, dans le sens qu’elle était un histoire culturelle et sociale de l’État de Naples. Cette perspective lui parut novatrice et très intéressante, au point qu’il la fit sienne. Dans une de ses Pensées (no 446), il évoque la nécessité d’écrire « une histoire civile du royaume de France, comme Giannone a fait l’Histoire civile du royaume de Naples » ; et encore (no 1690) : « Pourrai-je, à l’exemple de Giannone, qui a fait l’Histoire civile du royaume de Naples, donner ici celle du royaume d’Alger ? ».

Il est plus difficile définir ce que Montesquieu a connu de la Scienza Nuova de Giambattista Vico. Eleonora Barria-Poncet exclut une relation directe entre les deux philosophes, mais elle croit avec raison que la volonté bien connue de Montesquieu d’acheter la Scienza Nuova révèle plus qu’une curiosité sans résultat : au moins la connaissance des grands thèmes de la recherche de Vico. Dans l’histoire philosophique de Vico, Montesquieu a trouvé la troisième face de la découverte de la civilisation du Moyen Âge que l’historiographique italienne était en train de conduire. À côté de la recherche politique et diplomatique de Muratori et de l’histoire sociale et civile de Giannone, Vico avait développé une histoire philosophique de la barbarie sauvage et du féodalisme : pour tous, il s’agissait d’expliquer la société du Moyen Âge [3] comme voie indispensable pour comprendre la contemporanéité. La nouvelle histoire du féodalisme et de l’Europe moderne que Montesquieu a écrite dans L’Esprit des lois fut certes animée par la lecture de ces textes de la bibliothèque italica, mais aussi le chef-d’œuvre d’un âge nouveau, celui des Lumières.

Girolamo Imbruglia

Naples, Università « L’Orientale »

Notes

[1Voyages, Lyon-Paris, ENS Éditions - Classiques Garnier, 2010, Œuvres complètes, t. X, p. 314.

[2P. Rétat, Introduction à Montesquieu, Défense de l’Esprit des lois, dans Œuvres complètes, sous la direction de P. Rétat, Œuvres complètes, t. VII, p. XXII.

[3Voir G. Giarrizzo, Alle origini della medievistica moderna, « Bollettino dell’Istituto storico italiano per il Medioevo », 1962, no 74, p. 1-43.