Patrick Andrivet, « Rome enfin que je hais… » ? Une étude sur les différentes vues de Montesquieu concernant les anciens Romains Jean-François Dunyach

, par Volpilhac-Auger, Catherine

Patrick Andrivet, « Rome enfin que je hais… » ? Une étude sur les différentes vues de Montesquieu concernant les anciens Romains, Orléans, Paradigme, « Modernités », 2012, 295 pages.

Avec cet ouvrage, Patrick Andrivet clôt une trilogie tirée de sa thèse d’État (soutenue en 1993) et intégralement publiée aux éditions Paradigme d’Orléans. Après Les Romains de Saint-Évremond (2000), puis La Liberté coupable ou les anciens Romains selon Bossuet (2006), voici donc l’ultime volet consacré à Montesquieu.

Le titre de l’ouvrage, tiré de la célèbre imprécation de Camille dans l’Horace de Corneille, ne laisse d’étonner quand l’on songe au jeune auteur du Discours sur Cicéron, au « petit Romain » de madame de Tencin, voire à la vocation de « grand Romain » évoquée naguère par Gérard Bergeron. L’auteur concède volontiers l’ambiguïté de l’annonce, reconnaissant tout autant l’exagération qui consisterait à affubler Montesquieu d’une répulsion vis-à-vis de la Rome antique, que celle qui entendrait formuler l’hypothèse (pauvre) d’un « couple fascination/répulsion » dans les « différentes vues » du président sur les anciens Romains. De condamnation formelle, on ne trouve guère, concède l’auteur, que dans les Pensées (no 1740) où l’histoire des Romains est avancée comme illustration entre toutes des malheurs de la conquête, des affres de l’extinction des libertés, de l’usurpation et de l’esclavage. L’introduction expose d’ailleurs en détail, et depuis le plus jeune âge, les articles d’intérêt de Montesquieu pour son sujet historique de prédilection.

On trouve avec cet ouvrage, un essai sur les différentes « vues » — entendre les « représentations successives » que Montesquieu a pu se faire de Rome. L’organisation du propos, en six chapitres thématiques (« Cicéron », « Religion », « Guerres et conquêtes », « Démographie et politique », « Sylla et la liberté », enfin « Institutions ») entend scander les différents moments d’un rapport à la Rome antique qui serait passé de la fascination à l’étude raisonnée puis à l’universalisation, à mesure que la critique prenait le dessus sur l’admiration première. Double perspective en somme, à la fois stadiale et dynamique, qui vise à embrasser l’œuvre de Montesquieu, des dissertations de jeunesse jusqu’à L’Esprit des lois.

Ainsi, l’analyse du dialogue continu qu’entretiendra Montesquieu avec la figure de Cicéron (du fameux Discours de jeunesse jusqu’aux mentions les plus tardives dans la correspondance), montre un fil analytique, où l’admiration continue pour le grand Romain, à la fois philosophe et politique, s’étoffe progressivement de questionnements sur le délitement de l’harmonie religieuse et politique républicaine sous l’Empire. Ambiguïté croissante qu’exprime également la question religieuse, domaine où, selon l’auteur, s’expriment deux attitudes successives et fort contrastées chez Montesquieu : de l’exaltation des effets civiquement vertueux du paganisme à la dénonciation de l’œuvre de persécution qu’opérera le christianisme triomphant. Le thème des guerres et des conquêtes est l’occasion de développer une analyse de l’écrivain politique, où s’instaure notamment un dialogue avec Saint-Évremond et Bossuet autour du topos historiographique de la petite cité devenue capitale d’un empire universel. Cette réflexion-cadre s’étend largement aux débats sur les rapports entre démographie et politique qui traversent tout le XVIIIe siècle. Là encore, l’accent est mis sur une perspective en demi-teinte chez Montesquieu pour lequel, in fine, le coût humain (tant par la corruption que par la dépopulation) de la civilisation romaine aurait été trop élevé. Le dernier moment de l’ouvrage aborde alors la question des rapports des individus et de la liberté aux institutions, à travers les Considérations et L’Esprit des lois. L’auteur suit de près le déploiement argumentaire de Montesquieu pour expliquer une dérive générale vers l’autoritarisme, preuve historique, malgré une longue tradition laudative, des limites de la constitution et des institutions romaines.

On suivra encore l’auteur, avec d’autres, sur la question du rapport essentiellement historien de Montesquieu à Rome : à travers la critique permanente de sa valeur d’exemplum, se dégagerait donc une philosophie de l’histoire fondée sur les limites de tout établissement humain, vision placée à égale distance (mais est-ce finalement si original que cela, à lire Voltaire ou Hume ?) du pyrrhonisme et du progressisme, où l’œuvre de l’historien consisterait, finalement, à tirer les leçons de l’éphémère. Si l’ouvrage aurait indéniablement tiré profit d’une réactualisation des analyses à la lumière d’études récentes comme celle de Vanessa de Senarclens (Montesquieu historien de Rome, Un tournant pour la réflexion sur le statut de l’histoire au XVIIIe siècle, Genève, Droz, 2003), ou de Jean-Patrice Courtois (Inflexions de la rationalité dans « L’Esprit des lois », Paris, PUF, 1999), comme de l’emploi de l’édition (d’ailleurs réalisée par l’auteur) des Considérations sur les […] Romains dans le cadre de l’actuelle publication des Œuvres complètes de Montesquieu, il n’en présente pas moins plusieurs pistes de réflexions stimulantes sur ce monument de l’historiographie des Lumières que fut la Rome de Montesquieu, objet d’étude et non, définitivement, de ressentiment.

Jean-François Dunyach

université de Paris 4 - Sorbonne