Paul A. Rahe, Soft Despotism, Democracy’s Drift. Montesquieu, Rousseau, Tocqueville and the Modern Prospect Catherine Larrère
Paul A. Rahe, Soft Despotism, Democracy’s Drift. Montesquieu, Rousseau, Tocqueville and the Modern Prospect, New Haven and London, Yale University Press, 2009, XXIII-374 p.
Dans son livre, « Le despotisme doux, la dérive de la démocratie », Paul Rahe étudie la modernité politique et son projet au travers de trois auteurs, Montesquieu, Rousseau et Tocqueville, successivement présentés dans les trois parties du livre. Si ces trois auteurs se trouvent ainsi rassemblés, ce n’est pas seulement parce qu’ils ont été, chacun à leur façon, des observateurs attentifs et acérés de leur temps, mais parce qu’un fil continu les relie. Selon Paul Rahe, Tocqueville a non seulement trouvé dans L’Esprit des lois le cadre conceptuel à partir duquel étudier la démocratie américaine, mais a transféré à la démocratie considérée comme un état social la critique de la société civile en général faite par Rousseau dans les deux Discours. Celui-ci, de son côté, aurait tiré de sa lecture de Montesquieu les traits positifs de la démocratie antique sur lesquels il s’appuie pour faire une critique sévère de la modernité. C’est en reprenant cette critique que Tocqueville dénonce le despotisme auquel serait exposé la démocratie moderne.
On reconnaît, dans cette étude, des thématiques familières aux disciples de Leo Strauss. Paul Rahe se retrouve avec Thomas Pangle [1]. pour faire de l’Angleterre l’objet central de Montesquieu : il y aurait découvert la liberté politique et aurait eu comme projet une réforme de la monarchie française sur le modèle anglais. Selon Paul Rahe (qui reprend là une hypothèse déjà exposée dans des travaux précédents), Montesquieu aurait eu, vers 1734, le projet de réunir en un seul livre les Romains, les Réflexions sur la monarchie universelle, et une troisième partie comprenant les deux chapitres déjà composés sur l’Angleterre et qui allaient figurer dans L’Esprit des lois (EL, XI, 6 et XIX, 27) : si ce livre avait existé, le caractère central de la référence à l’Angleterre et sa portée critique et pratique n’auraient fait aucun doute [2].
Rahe rejoint également Clifford Orwin pour voir dans Rousseau celui qui, tout admirateur qu’il ait été des démocraties antique, fut incapable de proposer à ses contemporains un projet politique démocratique cohérent réalisable, si bien que Rousseau n’a transmis à la postérité que la haine de la modernité et du "bourgeois" qui accompagne celle-ci, que ce soit chez les révolutionnaires ou chez les romantiques [3]. Quant à l’interprétation de Tocqueville qui ne retient de La Démocratie en Amérique que ce qui concerne la « tyrannie de la majorité » et la dérive despotique, elle déborde largement le cercle des interprètes straussiens, ce qui ne la rend pas plus crédible.
À ces lectures, on peut en effet reprocher d’être, pour le moins, partielles. Faire de l’Angleterre, de sa constitution, de son commerce, le modèle unique que Montesquieu aurait eu le projet d’appliquer en France, c’est considérablement restreindre la lecture que l’on peut faire de L’Esprit des lois et laisser de côté des champs entiers explorés par d’autres études, notamment celui de la monarchie française [4]. Pareillement, ne retenir de Rousseau que sa critique des inégalités sociales, c’est laisser de côté tout l’apport du Contrat social (on ne peut plus alors comprendre ce que John Rawls a bien pu trouver dans sa lecture de Rousseau [5]), mais c’est aussi, au sein même de la critique sociale, privilégier le contenu idéologique par rapport au travail conceptuel. Affirmer, en effet, que Tocqueville s’approprie la critique « sauvage » que Rousseau avait lancée contre la société moderne en l’appliquant à l’état social démocratique et qu’alors, « c’est l’égalité qui fait problème » (p. 171), c’est, en privilégiant la tonalité négative des deux critiques, faire bien vite l’impasse sur les raisons conceptuelles qui font que, pour Rousseau, c’est justement l’inégalité qui fait problème, ce qui rend le passage de Rousseau à Tocqueville discutable.
Des trois lectures, celle de Tocqueville est la plus difficile à admettre. Non seulement, elle réduit l’apport de Tocqueville à la pensée de la modernité politique à la seule Démocratie en Amérique, et laisse à peu près complètement de côté L’Ancien Régime et la Révolution (où l’on aurait pu trouver des rapprochements beaucoup plus intéressants avec Rousseau), mais elle ne retient que les aspects négatifs de la présentation que fait Tocqueville de la démocratie, au risque de le rendre complètement infidèle à l’enseignement de Montesquieu dont il est censé s’inspirer : cela revient en effet à confondre un gouvernement avec sa corruption, comme si, de la possible corruption despotique de la monarchie, on concluait que, pour Montesquieu, la monarchie est despotique. Surtout, cela demande une lecture très tortueuse de Tocqueville qui inverse constamment l’ordre de présentation de Tocqueville, faisant de l’exception la règle et de la règle, l’exception. Alors que les chapitres indiquant la corruption possible de la démocratie se trouvent à la fin des deux volumes de La Démocratie en Amérique, Rahe commence par parler du despotisme auquel la démocratie peut conduire, et nomme cela « despotisme démocratique ». Cependant, au chapitre suivant, Rahe admet que ce n’est pas le cas de la démocratie en Amérique : les Américains mettent en œuvre les moyens nécessaires pour lutter contre les dérives tyranniques ou despotiques de la démocratie. Mais cela ne constitue, pour Rahe, qu’une « exception ». Quelle est donc la règle ? Ce serait celle de la dérive despotique de la démocratie (ce serait alors plus qu’une dérive, cela constituerait sa tendance principale), qui se serait imposée en Europe, pour cette raison sur le déclin, et menacerait gravement les États-Unis : le « despotisme doux », propre à la démocratie, ce serait l’État Providence : c’est son « émergence » que viserait la critique de Tocqueville (p. 187).
On entre alors dans ce qui est peut-être le dessein propre de Paul Rahe dans son livre : dénoncer l’Etat Providence, la social-démocratie ou ce que l’on appellerait plutôt aux États-Unis le progressisme (des deux Roosevelt – Theodore et Franklin Delano – jusqu’à Obama). Pourquoi pas ? Mais on ne voit pas très bien comment il peut enrôler Montesquieu, Tocqueville et Rousseau dans un tel combat, et pourquoi il faudrait les mettre au service du soutien enthousiaste donné au projet de Sarkozy en 2007, auquel il souhaite de mener à bien en France ce que Thatcher a réussi en Grande-Bretagne (p. 236). Pour critiquer la politique sociale de ses adversaires, il développe une argumentation libertarienne (appel à la responsabilité individuelle et au minimum d’État – on a peut-être besoin d’une armée, d’une police et d’une banque centrale au niveau fédéral, mais certainement pas de ministère de l’Agriculture ou de l’Éducation) qui est assez étrangère aux auteurs auxquels il se réfère. Conclure que Montesquieu avait averti les Anglais que tant que le gouvernement se mêlerait aussi peu que possible du bien-être des citoyens, la liberté anglaise serait préservée (p. 272), c’est avoir une lecture assez curieuse et quelque peu anachronique de la lettre à Domville (22 juillet 1749). Quant à l’apologie, typiquement libertarienne, qu’il fait de la totale responsabilité qui incombe à chacun de mener à bien sa propre vie sans être en droit de demander quoi que ce soit à quiconque, elle tombe sous le coup de la critique de la confusion entre indépendance et liberté faite par Montesquieu (et reprise par Rousseau) [6]. et est assez peu compatible avec les idées développées par Montesquieu dans son chapitre sur les hôpitaux (L’Esprit des lois, XXIII, 29). Sans doute la très célèbre critique que fait Tocqueville, en 1848, du droit au travail, peut-elle être plus facilement mise au service d’un rejet de tout droit social. Mais pourquoi faudrait-il considérer ce discours comme le point final sur la question, et non pas (comme on le fait généralement) comme le point de départ d’un long débat sur les rapports entre droits-pouvoirs (ou droits de) et droits-créance (ou droits à), débat qui a, entre autres, conduit à l’inscription des droits sociaux dans la Déclaration universelle de 1948 ?
La question renvoie à l’appréciation de la différence entre les modes de lecture. En bon straussien, Paul Rahe est un bon lecteur, attentif, informé (il connaît très bien ses textes, mais aussi la littérature critique, et pas seulement anglophone), il a des suggestions de lecture pertinentes et stimulantes. C’est notamment le cas pour tout ce qu’il dit de l’inquiétude (uneasiness) dont Montesquieu, puis Rousseau, puis Tocqueville ont repéré l’importance dans la littérature janséniste et qu’ils ont sécularisée en la retirant de son insertion théologique pour en faire une thématique sociale et politique et une caractéristique de la modernité. Cela permet notamment à Paul Rahe de résoudre l’énigme qu’est pour lui la constitution anglaise. Car s’il s’agit, comme c’est le cas pour lui, d’une forme de gouvernement qui s’ajoute aux trois gouvernements du début de L’Esprit des lois, la question se pose de sa nature exacte (celle d’une « république qui se cache sous la forme de la monarchie », L’Esprit des lois, V, 19) et surtout de son principe qui ne peut être ni l’honneur, ni la vertu. Avisant alors l’inquiétude comme trait caractéristique des Anglais, Rahe l’oppose à la tranquillité (état d’esprit qui, chez le citoyen, accompagne la liberté), ce qui peut laisser supposer que les Anglais sont finalement proches du despotisme, mais qu’ils y échappent en transformant leur inquiétude en vigilance qui les garantit contre la corruption de leur régime. Des questionnements comparables peuvent être retrouvés chez Rousseau puis Tocqueville.
Ce type d’interrogation sur la psychologie morale est très représentatif de tendances de la critique contemporaine qui ne s’en tient pas aux seules institutions, mais s’intéresse aussi bien aux sentiments qu’aux passions politiques [7]. Mais, si le champ ainsi ouvert est tout à fait fascinant, c’est bien par les discussions et les débats qui sont ainsi offerts. La reconstitution présentée par Rahe du « principe » du gouvernement anglais ne va nullement de soi. Si l’inquiétude est en effet l’opposé de la tranquillité, cela n’en fait pas du même du coup l’équivalent de la peur (au sens du Léviathan) ou de la crainte (le principe du despotisme). La mise en rapport des études du principe du gouvernement dans la première partie de L’Esprit des lois, et des études de psychologie morale de la troisième partie (études amorcées par les réflexions sur le climat) mériterait d’être discutée attentivement à partir d’une étude comparée de la pluralité des interprétations possibles que le texte autorise.
On ne trouvera rien de tel dans le livre de Rahe, tout entier écrit sur le mode du « c’est ainsi », qu’il s’agisse de ses récits (qu’il affectionne, comme lorsqu’il s’agit du livre que Montesquieu n’a pas écrit mais aurait pu écrire), ou de ses présentations de textes qui, à la façon commune aux straussiens, ne marquent aucune solution de continuité entre la paraphrase et l’interprétation. Celle-ci, pourtant, tourne parfois au roman complet, comme lorsqu’il s’agit de reconstituer le projet des auteurs étudiés, que Rahe présente toujours sur le mode de l’« évidence », ce qui est curieux de la part d’un lecteur de Strauss et de la théorie de l’écriture en régime de persécution [8].
On peut dire qu’il y a deux façons, pour un auteur, d’envisager la façon dont il sera lu, et donc de modéliser la lecture critique ou l’interprétation (si l’on veut que celle-ci réponde aux vœux de l’auteur). L’une se trouve chez Hobbes, l’autre chez Montesquieu. À la fin du Léviathan, Hobbes se dit « persuadé que celui qui lira ce livre à seule fin d’être instruit par lui, le sera ». Ne seront plus difficiles à convaincre que ceux qui, « tout en poursuivant leur lecture, dispersent leur attention à la recherche d’objections à ce qu’ils ont lu précédemment. » [9]. Le modèle de Hobbes est celui de la démonstration mathématique, celui des « principes, vrais et appropriés », d’où se tire un raisonnement « solide » [10]. Il rejette comme inadéquate la pratique de la discussion, jugée querelleuse et non ordonnée au vrai : chercher les objections, opposer les opinions. Pour lui, donc, si le texte est bien conduit, à la façon géométrique, il n’a qu’un enseignement possible.
À la fin du livre XI, Montesquieu indique qu’il ne peut, ni ne veut, tout dire : « […] il ne faut pas toujours tellement épuiser un sujet, qu’on ne laisse rien faire au lecteur. Il ne s’agit pas de faire lire, mais de faire penser." (L’Esprit des lois, XI, 20). Faisant allusion à ce passage (ou à d’autres semblables), Rahe y lit l’intention (qu’il retrouve aussi chez Tocqueville) d’une action indirecte : il faut que le lecteur trouve de lui-même ce que l’auteur ne dit pas expressément. Mais il n’y a qu’une interprétation possible, celle que l’auteur laisse à deviner au lecteur est déjà là, dans le texte. C’est curieusement supposer que Montesquieu ou Tocqueville mettent leurs lecteurs dans la situation dans laquelle le précepteur, dans l’Émile de Rousseau, place son élève, selon les détracteurs de ce livre : tout est manigancé à l’avance, mais il s’agit qu’Émile s’imagine avoir trouvé tout seul une solution qui lui était imposée. Tel que Rahe le prête à Montesquieu ou à Tocqueville, ce procédé de persuasion indirecte ne réussit pas : si tous les deux ont été des écrivains à succès (leurs livres se sont très bien vendus), leurs projets politiques, énoncés de façon indirecte, sont restés incompris. Plutôt que de chercher une explication un peu compliquée, qui expose ceux à qui on la prête à des accusations (de machiavélisme, au minimum) et qui, en plus, conclut à l’échec de telles aspirations, on peut peut-être préférer une autre interprétation. En faisant « penser » leurs lecteurs, Montesquieu et Tocqueville acceptent qu’ils ne tirent pas les mêmes conclusions qu’eux-mêmes, et que tous ne tirent pas la même conclusion. « Faire penser » son lecteur, c’est, tout en lui laissant du travail à faire, en accepter la conséquence, celle de la pluralité des interprétations.
Il y aurait donc deux modèles interprétatifs : celui, de Hobbes, modèle moniste de l’interprétation sur référence géométrique, et celui de Montesquieu, modèle pluraliste de l’interprétation ouverte, sur référence dialogique (chacun tire sa conclusion, et d’un même raisonnement, on peut tirer plusieurs conclusions). Le modèle interprétatif de Rahe est moniste, mais sa référence n’est pas géométrique, elle relève plutôt de l’art du discours, de la capacité à persuader le lecteur, par la puissance du verbe, que ce qui est dit est incontestable. Cela vaut pour son interprétation (elle est le texte même), comme pour l’énoncé même des auteurs qu’il étudie : ils disent la vérité sur une époque, ils n’avancent pas des arguments dans un débat en cours. Ils ressemblent plus à des prophètes qu’à des philosophes. C’est ce qui le rend difficile à discuter (discute-t-on les prophéties ?). C’est ce qui donne envie de le faire. Vive la liberté d’interprétation !
Cela ne signifie pas que l’on puisse dire n’importe quoi. Toute liberté est réglée : c’est la différence entre l’indépendance et la liberté. Il ne s’agit pas de faire ce que l’on veut, mais ce que les lois permettent, ce qui ouvre à une pluralité de possibles. Le problème que pose le livre de Rahe n’est donc pas, pour reprendre la distinction de Céline Spector, qu’il relève d’un « usage » des auteurs qu’il étudie, en les mettant au service d’une explicitation des enjeux politiques contemporains, plutôt qu’il n’en présente les « images » (qu’il en fait une étude historique, « antiquaire », comme on dirait en anglais) [11]. Que la postérité d’un texte ne soit pas seulement celle des images que l’on essaie, à chaque génération de recomposer, mais se développe dans la pluralité des usages grâce auxquels on rend intelligible notre propre présent, témoigne de la fécondité, ou de la plasticité de l’œuvre passée (de son « travail », selon le mot de Claude Lefort). Les usages d’un texte sont des lectures tout aussi légitimes que leurs images. Mais cela suppose que l’on admette que la pluralité des interprétations est constitutive de l’écriture du texte. C’est bien ce que n’admet pas Rahe. Et c’est pourquoi, loin de mettre le présent en dialogue le passé, il force les textes passés à entrer dans un cadre théorique qui lui est connu d’avance et dont on a toutes raisons de penser qu’il est complètement étranger aux auteurs qu’il a choisi d’étudier.
Université de Paris 1