Montesquieu zwischen den Disziplinen. Einzel- und kulturwissenschaftliche Zugriffe, Edgar Mass dir. Norbert Campagna
Edgar Mass (dir.), Montesquieu zwischen den Disziplinen. Einzel- und kulturwissenschaftliche Zugriffe, Berlin, Duncker und Humblot, 2010 (Beiträge zur Politischen Wissenschaft Band 161), 467 pages
ISBN : 9783428130535
3428130537
Donner un aperçu de la complexité et diversité de la pensée de Montesquieu. Voilà formulé, en peu de mots, le défi que se propose de relever le livre édité par Edgar Mass et qui regroupe les interventions faites lors d’un colloque international qui s’est tenu à l’Université de Potsdam à l’occasion de la commémoration du 250e anniversaire de la mort de Montesquieu. Divisé en six grandes sections (Science de l’État ; Littérature ; Histoire ; Sciences politiques
[1] ; Études du genre ; Entre tradition et modernité) de longueur très inégale, le livre regroupe en tout et pour tout 29 contributions ainsi que quatre brèves introductions. Si la plupart des contributions sont en langue allemande, cinq sont en français – dont l’une a été traduite de l’anglais – et deux en anglais.
Si certains thèmes ne sont discutés qu’une seule fois, d’autres reviennent dans plusieurs contributions et donnent parfois lieu à des analyses différentes. Par ailleurs, on notera que de nombreux auteurs tentent de montrer que la pensée de Montesquieu, même si plus de deux siècles et demi nous en séparent, reste encore d’actualité, du moins par certains de ces aspects. Montesquieu n’apparaît dès lors pas seulement comme un penseur « entre les disciplines », mais aussi comme un penseur « entre les époques ».
Dans ce qui suit, et par suite de clarté, nous séparerons la partie « compte rendu du contenu des différentes interventions » de la partie « commentaire critique » – qui se trouve à la fin du compte rendu. Par ailleurs, nous regrouperons les interventions par grands thèmes, sans nous tenir strictement à l’ordre de succession des contributions dans le livre.
1. La division des pouvoirs
Parmi les thèmes abordés dans plusieurs contributions, nous trouvons celui de la division – un terme plus approprié que celui de séparation – des pouvoirs, avec, à la clé, une discussion plus approfondie du pouvoir judiciaire. Hans-Jürgen Papier, président du Tribunal constitutionnel fédéral allemand aborde le thème dans la contribution qui ouvre le volume. Défendant l’institution qu’il préside contre le reproche de s’accaparer un pouvoir législatif qui ne revient pas à un organe qui devrait se limiter à être la « bouche qui prononce les paroles de la loi » - formule qui, Papier a tout à fait raison de le noter, n’est appliquée par Montesquieu qu’à la justice pénale anglaise –, l’auteur montre que l’activisme souvent reproché au Tribunal constitutionnel fédéral n’est qu’une conséquence de l’inertie parlementaire, et que si les juges constitutionnels ne sont pas de simples machines à syllogisme, ils ne créent pas non plus de droit ex nihilo.
Paul-Ludwig Weinacht se penche aussi sur la situation allemande, et plus précisément sur les années de l’immédiat après-guerre, lorsque les Allemands devaient non seulement reconstruire leur pays, mais aussi l’ordre institutionnel de ce pays. Et c’est dans ce contexte que plusieurs auteurs, dont Vohburger, se sont tournés vers Montesquieu et sa théorie de la division des pouvoirs, insistant toutefois sur le fait qu’il ne suffisait pas de diviser les pouvoirs, mais qu’il fallait aussi empêcher un parti politique de s’emparer de tous les organes constitutionnels. En outre, l’indépendance des juges devait être garantie. Ainsi, comme le laisse entendre Weinacht dans le titre de son intervention, Montesquieu a contribué à la restauration de l’État de droit dans l’Allemagne d’après-guerre.
Dans sa contribution, Klaus Adomeit adopte une attitude un peu plus critique et ne se limite pas au seul Tribunal constitutionnel fédéral allemand. Se plaçant dans le contexte européen, Adomeit insiste sur les pouvoirs de la Cour de justice des Communautés européennes. La question qu’il pose (« La balance des pouvoirs – l’avons-nous vraiment préservée ? » [2] ) reçoit une réponse négative, le poids croissant du pouvoir judiciaire ayant créé un déséquilibre qui peut aller jusqu’à remettre en question le caractère démocratique des institutions.
Un Montesquieu soucieux de préserver ce caractère démocratique considérerait avec crainte non seulement la montée en puissance du pouvoir judiciaire, mais aussi celle du pouvoir exécutif, le tout au détriment de l’organe qui incarne l’idée moderne de la démocratie, à savoir le Parlement. Dans sa contribution, Alois Riklin s’interroge sur les propositions que Montesquieu ferait s’il était confronté à la situation des États modernes, où l’exécutif s’accapare un pouvoir toujours plus important. Riklin pense que Montesquieu militerait en faveur d’un plus grand contrôle du Parlement sur les initiatives législatives du gouvernement, qu’il insisterait sur une plus grande implication des Parlements dans la politique extérieure et qu’il accorderait une plus grande place aux Parlements en matière d’interventions humanitaires.
2. Le fédéralisme
Un autre thème abordé dans plusieurs contributions est celui du fédéralisme. On sait que Montesquieu consacre quelques-uns des chapitres les plus importants de L’Esprit des lois à la possibilité de créer une fédération d’États, et ce dans l’optique d’une meilleure défense ; et on sait aussi que ces chapitres ont largement influencé les débats américains du milieu des années 1780, lorsqu’il s’agissait d’explorer les possibilités de créer une union qui saurait à la fois se défendre contre les Anglais, les Espagnols, les Indiens et d’autres agresseurs potentiels et préserver ce bien si précieux qu’est la liberté.
Dans sa contribution, Detlef Merten analyse le fédéralisme allemand à la lumière des thèses de Montesquieu, insistant plus particulièrement sur le fait que le modèle allemand, mais d’autres modèles également, comporte aussi une division verticale des pouvoirs. Alors que Montesquieu ne concevait cette division que dans les termes de trois pouvoirs – législatif, exécutif, judiciaire – qui s’arrêtent mutuellement à un niveau horizontal, le fédéralisme y ajoute une dimension verticale, les Länder, représentés dans le Bundesrat, pouvant s’opposer au Bundestag, organe représentatif du peuple allemand dans son ensemble. Merten retient de Montesquieu l’insistance sur le fédéralisme, mais ajoute aussitôt que l’auteur de L’Esprit des lois n’a pas donné de conseils précis pour organiser un régime fédéral [3].
La question du fédéralisme se trouve également abordée dans les deux contributions de Guillaume Barrera, dont la première compare la naissance des États-Unis en 1787 à la n-ième réorganisation de l’Europe en 2005, alors que la seconde se concentre sur l’utilisation que nous pouvons encore faire de Montesquieu aujourd’hui et dans le cadre de la construction de l’union politique européenne. Je ne peux que souscrire aux derniers mots de la seconde contribution de Barrera : « Le propre d’une grande pensée n’est pas toujours de répondre à toutes les questions qui pourraient nous assaillir. Elle consiste davantage, d’après moi, à faire le départ entre les vraies et les fausses questions, pour ne poser que les premières, correctement » (p. 341). Ce qui fait donc l’intérêt de Montesquieu, ce sont moins les réponses qu’il apporte – des réponses qui reflèteront immanquablement une situation historique qui était celle de l’époque de l’auteur mais qui n’est plus la nôtre – que les questions qu’il pose et les concepts qu’il met à notre disposition pour les aborder. Dans cette Europe qui est la nôtre, les questions de la tolérance – religieuse, mais aussi, plus généralement, culturelle –, du commerce – de son expansion, mais aussi de son contrôle – et de la liberté sont tout aussi actuelles qu’elles l’étaient du temps de Montesquieu. Et si, comme le note Barrera dans la première de ses deux contributions, nous ne voulons pas, comme les Américains en 1787, créer un État fédéral européen, nous pouvons trouver chez Montesquieu des éléments permettant de nous guider sur la voie de la construction d’une association de républiques.
Un troisième auteur qui aborde la question du fédéralisme est Thomas Leuerer. Sa question de départ est de savoir si et dans quelle mesure des grands espaces peuvent être organisés de telle manière que la liberté y soit préservée. Et l’auteur aborde cette question à partir d’un exemple très concret, à savoir celui de l’Angleterre qui, après avoir formé une union avec l’Écosse, s’est jetée dans une politique impérialiste qui allait la rendre maîtresse d’un empire sur lequel le soleil ne se couchait pratiquement jamais. Comment a-t-elle pu conserver sa liberté dans ses conditions, alors que selon les thèses de Montesquieu, elle aurait dû, du fait de son extension, se transformer en État despotique ? Selon Leuerer, elle n’a pu le faire que parce qu’elle maintenait vif un esprit de liberté. Les lois de l’Angleterre, pourrait-on dire, n’avait pas, comme les lois de Rome, comme unique ou premier but l’agrandissement, mais la liberté. Contrairement à l’Espagne qui, au fur et à mesure de son agrandissement, a versé dans l’absolutisme, l’Angleterre a su garder un gouvernement modéré, et le principe du King in Parliament n’a pas subi le même sort que celui du rey en Cortes. À la fin de sa contribution, Leuerer fait de Tony Blair un élève de Montesquieu, le Premier Ministre britannique ayant œuvré pour la création de parlements régionaux faisant office de contre-pouvoirs horizontaux au Parlement de Londres.
3. Les mœurs et les femmes
Parmi les autres contributions portant sur des sujets politiques ou juridiques, mentionnons d’abord celle de Hella Mandt, qui distingue la société civile libertaire de Montesquieu de la société civile libérale, telle que nous la trouvons par exemple chez Tocqueville. Alors que dans la seconde les citoyens sont liés par un consensus moral, la première comprend plutôt des confédérés que des concitoyens, c’est-à-dire que l’intégration se fait d’abord et avant tout par le biais des institutions plutôt que par celui des mœurs. Ces dernières, nous dit Mandt, ne jouent plus guère de rôle chez Montesquieu, et même là où elles semblent en jouer un, à savoir dans la démocratie, les mœurs se réduisent à l’amour de la patrie.
Cette question de l’importance des mœurs apparaît aussi dans d’autres contributions, et leurs auteurs ne partagent pas les vues de Mandt. C’est surtout le cas de Claudia Opitz-Belakhal qui, dans la seconde de ses deux contributions, insiste sur le rapport entre mœurs des femmes et stabilité politique, les mœurs – et il ne s’agit pas ici du simple amour de la patrie – pouvant avoir une force plus grande que celle des lois. Dans cette même contribution, l’auteure nous présente par ailleurs les relations entre sexes comme constituant une partie, si ce n’est le cœur des relations politiques.
Cette question des femmes dans l’œuvre de Montesquieu occupe toute une section, avec notamment une discussion relative au féminisme ou à l’antiféminisme du magistrat bordelais. Claudia Opitz-Belakhal y note que, même si Montesquieu insiste sur le rôle des femmes pour le maintien d’un régime politique – question que nous venons d’évoquer –, il ne va pas jusqu’à accorder un quelconque pouvoir politique réel aux femmes. Elles maintiennent, si l’image m’est permise, la scène sur laquelle les hommes jouent une pièce politique dont ils sont les seuls acteurs. Si les femmes ont une influence, c’est tout au plus au niveau social et non au niveau politique. Il n’en reste pas moins que Montesquieu a su établir un lien entre les relations entre sexes – ou genres – et le système politique, notamment dans les Lettres persanes.
« [E]st-ce possible d’être un(e) féministe montesquieuen(ne) ? » (p. 277). Sylvana Tomaselli pose cette question dans sa contribution, indiquant néanmoins d’emblée que le féminisme n’est pas un mouvement homogène et que la question ne saurait dès lors recevoir une réponse claire et nette. Mais quoi qu’il en soit, Tomaselli estime, suivant en cela Opitz-Belakhal, que Montesquieu est le penseur du XVIIIe siècle qui nous aide le mieux à comprendre les rapports entre le statut des femmes et la vie politique. S’interrogeant sur ce qu’aurait dit Montesquieu s’il avait été confronté à la revendication d’introduire la charia dans nos démocraties libérales, Tomaselli estime que l’auteur de L’Esprit des lois s’y serait opposé, les lois musulmanes, notamment celles relatives au statut des femmes, n’étant pas compatibles avec l’esprit de nos nations démocratiques et libérales. Or c’est cet esprit que le législateur doit toujours avoir devant soi et qu’il doit suivre.
Carolin Fischer prend également fait et cause pour Montesquieu en ce qui concerne la question féministe. Comparant les Lettres persanes aux Lettres d’une Péruvienne de F. de Graffigny et à Corinne de G. de Staël, l’auteur estime que les femmes qui sont au centre des œuvres de Graffigny et Staël finissent par se soumettre, quoique volontairement, à l’autorité des hommes. C’est cette attitude de soumission qui est ensuite comparée à l’attitude des cinq caractères féminins principaux des Lettres persanes. Zachi, Zélis et Roxane représentent trois attitudes possibles face au pouvoir, la dernière nommée incarnant la révolte radicale, alors que les deux premières acceptent la soumission, mais en se réservant néanmoins un espace critique plus ou moins important. Deux autres femmes qui sont évoquées dans le roman, à savoir Zulema et Anaïs, sont porteuses pour leur part d’une revendication égalitaire très forte, de sorte que Fischer laisse entendre dans sa conclusion que l’homme qu’était Montesquieu a su être un meilleur avocat de la cause des femmes que celles qui sont souvent présentées comme des auteurs féministes avant la lettre.
Dena Goodman est pour sa part bien plus critique envers Montesquieu, affirmant notamment que le personnage de Roxane nous apprend bien plus sur la conception masculine de la liberté de Montesquieu que sur ce que pouvait signifier cette notion de liberté pour une femme au XVIIIe siècle. Par ailleurs, note Goodman, Roxane ne triomphe pas en réalisant ses désirs, mais en frustrant la réalisation des désirs d’Usbek. Il s’agit donc d’une victoire qui détruit plutôt que de construire. Afin de savoir comment des femmes du XVIIIe siècle concevaient la notion de liberté, il faut se tourner vers des écrits de femmes, ce que fait Goodman en nous présentant des extraits de la correspondance de Catherine de Saint-Pierre et de Manon Philipon. Chacune essaie, à sa façon, de garder son indépendance dans un monde où la soumission des femmes aux hommes et donc la dépendance est la règle.
4. Les types de gouvernement
Cette discussion du rôle des femmes dans l’œuvre de Montesquieu ne nous ayant pas éloigné de la question politique, nous n’avons pas à faire un grand saut en arrière en présentant l’intervention de Simone Zurbuchen qui a pour objet les formes de gouvernement chez Montesquieu. Tout lecteur de L’Esprit des lois sait que Montesquieu procède à une double distinction, dont l’une le conduit à distinguer les républiques – démocratiques ou aristocratiques –, les monarchies et les États despotiques, et la seconde se limite à la distinction entre des gouvernements modérés et des gouvernements qui ne le sont pas. Dans sa contribution, Zurbuchen montre que dès le XVIIIe siècle, certains auteurs, comme J.A. Eberhard, ont déploré l’absence dans le schéma de Montesquieu de la monarchie absolutiste éclairée, et ils l’ont d’autant plus déplorée que cette forme de gouvernement leur semblait être celle qui était le mieux à même d’assurer le bonheur des individus.
Parmi ces monarchies absolutistes éclairées figurait à l’époque la Russie de Catherine II. Dans sa contribution, Effi Böhlke insiste sur le caractère ambigu de cette grande puissance qui, par sa situation géographique, appartient à l’Europe, mais dont les mœurs la rapprochent plutôt des États de l’Asie. Ces États de l’Asie, écrit Böhlke, ne forment toutefois pas une masse homogène. Certes, il s’agit d’États despotiques, mais cela n’empêche pas qu’ils se rapprochent plus ou moins de l’idéal-type du despotisme, la Perse étant bien plus proche de cet idéal-type que ne l’est la Chine.
Cette notion d’idéal-type que nous venons de mentionner vient de Max Weber et nous permet de faire la transition vers les contributions qui portent sur l’aspect sociologique de la pensée de Montesquieu. Selon Hubert Rottleuthner, Montesquieu est à considérer comme un précurseur de la sociologie, qui a su tenir compte de la conjonction de plusieurs variables pour expliquer un phénomène. Rottleuthner lui reproche toutefois de s’être trop fixé sur les facteurs physiques qui contribuent à la genèse et à l’évolution du droit et d’avoir négligé les facteurs sociaux.
Parmi les éléments influant sur le droit ainsi que sur les autres institutions sociales et politiques, il faut citer les principes. Selon Michael Hereth, c’est cette insistance sur les principes qui place Montesquieu dans la modernité. Dans sa contribution, Hereth s’intéresse surtout à l’influence des principes sur l’économie et le commerce, montrant par exemple comment Montesquieu, il y a plus de deux cent cinquante ans, se souciait déjà de la soumission du politique à l’économique. Mais en même temps, souligne Hereth, l’auteur de L’Esprit des lois n’hésite pas à appliquer des catégories tirées de l’économie à l’agir politique.
S’il y a bien une catégorie abstraite que nous pouvons désigner par le terme « commerce », il serait faux de croire que le commerce est partout le même. Si Hereth montre l’influence des principes de gouvernement sur la forme concrète que prend le commerce, Günther Lottes pointe aussi vers l’influence des facteurs physiques, comme le climat. Les hommes se situent toujours dans des situations qui leur laissent une plus ou moins grande liberté de manœuvre, et c’est ensuite à eux de décider laquelle des possibilités qui leur sont offertes ils réaliseront. Notons toutefois que l’histoire qui se fait ainsi n’est pas le produit de grands individus, mais plutôt celui de communautés. Par ailleurs, cette histoire n’est susceptible que d’explications causales et se soustrait à toute interprétation téléologique.
5. L’histoire
Selon Vanessa de Senarclens, c’est précisément cette absence de toute dimension téléologique dans l’explication historique qui place Montesquieu parmi les Modernes. Mais outre la dimension téléologique, c‘est aussi la dimension universaliste qui fat défaut chez Montesquieu. Selon Senarclens, toutes les situations historiques sont uniques, et il ne saurait être question d’appliquer à la France du XVIIIe siècle – ou à n’importe quel autre pays à n’importe quelle autre époque – un schéma explicatif qui vaut pour la Rome antique. Il s’agit donc de comprendre chaque situation pour elle-même en s’abstenant de faire des comparaisons ou des rapprochements.
Tel n’est toutefois pas l’avis de Catherine Volpilhac-Auger, qui dans sa contribution montre comment Montesquieu, dans son ouvrage sur les Romains, procède à de multiples rapprochements entre le passé et le présent. Alors que de nombreux interprètes de Montesquieu ne voient dans les Considérations sur les Romains qu’une simple œuvre préparatoire, Volpilhac-Auger la présente comme une partie intégrante d’un grand projet dont le résultat tangible est L’Esprit des lois. Elle montre notamment comment le chapitre sur la constitution d’Angleterre doit être rapproché du livre sur les Romains et comment ces deux textes sont « une manière de répondre de deux manières différentes aux mêmes questions » (p. 138).
L’intérêt porté par Montesquieu aux Romains est bien plus que l’intérêt d’un historien qui n’a pas d’autre intérêt cognitif que de reconstruire de manière aussi précise et exacte que possible ce qui s’est passé à une autre époque. Diego Venturino n’hésite d’ailleurs pas à affirmer que Montesquieu n’a pas été un historien. Pour Montesquieu, écrit Venturino, l’histoire est « un gisement d’informations à exploiter, pas un objet à constituer » (p. 161). Il ne suffit donc pas de constater que Montesquieu, dans son analyse des sources historiques, utilise les méthodes de l’historien, mais il faut s’interroger sur l’utilisation qu’il entend faire des informations tirées de ces sources.
Chez Montesquieu, comme le fait remarquer Jens Häseler dans la seconde de ses deux contributions, l’argumentation historique prend souvent la place des raisonnements abstraits, et cette méthode n’est pas seulement utilisée à partir de l’ouvrage sur les Romains, mais on la trouve déjà dans les Lettres persanes, avec notamment des allusions à la décadence de Rome.
C’est de cette décadence de Rome qu’il est aussi question dans la contribution de Christoph Strosetzki, qui replace les idées de Montesquieu dans le cadre général de la littérature « décadentiste » de la France du XVIIIe siècle. Cette littérature laissait pressentir qu’une époque, celle de l’absolutisme, touchait à sa fin, mais en même temps elle permettait d’entrevoir les débuts d’une nouvelle époque.
6. La littérature
Terminons cette partie descriptive de notre compte rendu par des contributions qui sont surtout axées sur l’aspect littéraire de Montesquieu et commençons par la contribution d’Edgar Mass qui s’intéresse aux péripéties éditoriales des Lettres persanes en montrant que les trois textes dont nous disposons reflètent chacun une autre étape de l’évolution des goûts esthétiques du XVIIIe siècle, de la beauté géométrique chère au rationalisme au roman philosophique en passant par la préciosité nouvelle. En apportant des modifications à son texte, Montesquieu a tenté de s’adapter à cette évolution.
Sebastian Neumeister s’intéresse au style aphoristique de Montesquieu dans Mes pensées et montre comment ce style est apte à allier esthétique et réflexion. Dans le cas de Montesquieu, il faut toutefois noter que le but premier n’est pas celui de l’effet esthétique, mais qu’il s’agit bien plutôt de saisir la complexité du monde par le biais d’une forme d’écriture qui ne se veut pas démonstrative et conclusive, mais qui incite à la réflexion.
Outre une contribution sur les arguments de caractère historique dans les Lettres persanes, Jens Häseler a aussi consacré un texte à la « présence » de Montesquieu dans les écrits de quelques grands esprits de son temps. Dans sa contribution, Häseler montre que les érudits de l’époque se tenaient informés les uns les autres.
Si dans le titre de l’ouvrage dont nous présentons ici le compte-rendu il est question d’un Montesquieu « entre les disciplines », Robert Charlier se propose de parler d’un Montesquieu « Grenzgänge[r] » - littéralement : celui qui marche sur la frontière [4] –, les territoires situés de part et d’autre de la frontière étant la littérature et l’histoire. Il compare dans ce contexte le Français à l’écrivain allemand Hölderlin et procède à une brève comparaison entre les Lettres persanes et Hyperion.
L’ouvrage se clôt avec une contribution d’Edgar Mass donnant un aperçu sur la réception de Montesquieu en Allemagne [5].
7. Commentaire critique
Il serait sans nul doute mesquin de reprocher à l’ouvrage Montesquieu zwischen den Disziplinen de ne pas présenter une vue d’ensemble complète de la question et de ne pas contenir, par exemple, de contributions portant sur la philosophie, les sciences naturelles ou encore la théologie. À l’impossible nul n’est tenu, et l’ouvrage ne doit donc pas être jugé à la lumière d’un inaccessible idéal, mais en fonction de son utilité pour la communauté des personnes qui s’intéressent à la pensée de Montesquieu. Et de ce point de vue, force est de constater qu’il remplit sa fonction. Cela n’interdit pas, toutefois, de formuler quelques remarques critiques, dont le but n’est toutefois pas de remettre en question la qualité du livre, mais de poursuivre en quelque sorte l’effort qui est celui des auteurs des contributions qui viennent d’être, quoique trop brièvement, présentées, à savoir alimenter la réflexion sur la pensée de Montesquieu.
Une première remarque concerne la question des juges. La plupart des – on serait presque tenté d’écrire : tous les – auteurs qui traitent de cette question donnent l’impression que tout ce que Montesquieu a à dire sur le sujet se trouve au livre XI, chapitre 6 de L’Esprit des lois, là où apparaît la formule tant de fois citée du juge qui ne devrait être que la bouche qui prononce les paroles de la loi. On semble complètement ignorer le livre VI, et notamment les chapitres 3 à 7 de ce livre. Dans le chapitre 3, Montesquieu nous apprend que ce n’est que là où la loi est précise que le juge doit la suivre strictement. Nous y apprenons également qu’en cas d’imprécision, le juge dans un État monarchique doit se laisser guider par l’esprit de la loi. Cela semble exclu dans un État républicain, car on doit y supposer que les lois y sont précises – cette précision étant, en quelque sorte, ce qui garantit la sécurité des personnes, cette sécurité – ou le sentiment de sécurité – étant ce qui constitue la liberté civile qui trouve son fondement objectif dans la constitution. Il serait temps que la complexité de la pensée de Montesquieu relative à la question des juges et du pouvoir de juger fasse l’objet d’une analyse plus approfondie et que les auteurs qui abordent cette question en se référant à Montesquieu ne se limitent plus au seul livre XI, chapitre 6 [6].
Dans les contributions qui portent sur la pertinence des analyses et des idées de Montesquieu pour la construction d’une Europe fédérale, on regrettera que ne soit pas discutée la question de la citoyenneté active, c’est-à-dire du droit de suffrage. Comme Montesquieu le fait lui-même remarquer au livre II, chapitre 2, une république démocratique n’a pas de lois plus importantes que celles qui concernent le suffrage. Aux États-Unis d’Amérique, un citoyen du Wisconsin qui va s’établir en Californie peut y participer aux élections à tous les niveaux, alors qu’un citoyen français qui va s’établir dans un autre pays de l’Union Européenne ne peut pas y participer aux élections législatives. À côté des trois grands thèmes mentionnés par Guillaume Barrera – tolérance, commerce, liberté –, il faut y ajouter un quatrième : citoyenneté.
En ce qui concerne la question du commerce, je voudrais citer cette petite phrase du livre XX, chapitre 12 : « C’est dans les pays de la liberté que le négociant trouve des contradictions sans nombre ; et il n’est jamais moins croisé par les lois que dans les pays de la servitude ». Pour Montesquieu, il ne s’agit pas tant de favoriser les individus que de maintenir en vie le système dont ces individus profitent. Il y là, nous semble-t-il, une leçon à méditer, par exemple par les pêcheurs qui par leurs pratiquent actuelles risquent de faire disparaître à court ou moyen terme ce qui rend leur activité possible.
En ce qui concerne la question de la tolérance, Montesquieu semble en faire un principe politique plutôt qu’un principe moral. Au livre XXV, chapitre 10, il affirme clairement le principe politique suivant : « Quand on est maître de recevoir, dans un État, une nouvelle religion ou de ne pas la recevoir, il ne faut pas l’y établir ; quand elle y est établie, il faut la tolérer ». Un passage comme celui-ci nous rappelle que dans L’Esprit des lois, Montesquieu veut être d’abord et avant tout un écrivain politique. Ce qui l’intéresse donc en premier lieu, ce n’est pas la bonté ou la justice intrinsèques d’une chose, mais son utilité par rapport à autrui. Une religion vraie peut être néfaste pour une communauté politique donnée, alors qu’une religion fausse peut lui être extrêmement propice. Ce qui compte, ce n’est donc pas la vérité, mais la fonctionnalité d’une croyance.
Et cela vaut aussi pour la croyance relative à la possibilité pour le législateur d’influer sur la société. Le débat relatif au déterminisme physique ou social n’est pas, pour le Montesquieu de L’Esprit des lois, un débat purement théorique ou abstrait que l’on peut laisser ouvert en attendant d’avoir trouvé l’argument décisif en faveur de l’une ou de l’autre partie. Pour le penseur politique, la question essentielle n’est pas de savoir si le déterminisme est vrai ou faux, mais s’il est avantageux ou non que les êtres humains en général et les législateurs en particulier croient en cette vérité ou fausseté.
Dans sa contribution, Hella Mandt oppose un Montesquieu théoricien des institutions à un Tocqueville théoricien des mœurs. Une telle lecture passe sous silence l’importance accordée par Tocqueville aux institutions, tant politiques que civiles, notamment pendant ces époques – et Tocqueville est conscient d’en vivre une – où on ne peut plus compter sur les mœurs. Elle passe également sous silence l’importance que les deux penseurs accordent aux mœurs des femmes dans une république démocratique. Et elle s’épargne d’analyser comment Tocqueville en est finalement aussi amené à se replier sur l’intérêt bien entendu. L’opposition établie par Hella Mandt ne résiste pas à une lecture plus approfondie et elle ne rend adéquatement compte ni des textes de Tocqueville, ni même de ceux de Montesquieu [7]. Car tout en admettant que Montesquieu accorde un rôle central aux institutions, il serait faux de faire comme si, pour lui, les mœurs, au sens large du terme, ne comptaient pour rien, ou presque rien. Montesquieu est plus que conscient du fait que les institutions anglaises – pour ne prendre qu’elles – ne conserveront la liberté qu’aussi longtemps que les Anglais voudront rester libres, c’est-à-dire aussi longtemps qu’il seront animés par un amour de la liberté, que cet amour de la liberté soit un amour pour la liberté en tant que fin en soi ou, bien plus prosaïquement, pour la liberté en tant que moyen.
On émettra aussi de sérieux doutes au sujet de la thèse avancée par Vanessa de Senarclens, qui affirme une incommensurabilité des époques et des cultures. Ce terme, mis à la mode par le philosophe des sciences Thomas Kuhn dans son célèbre livre The Structure of scientific revolutions, signifie, pour faire bref, l’absence d’une mesure permettant de mettre en rapport deux choses, qu’il s’agisse de deux théories scientifiques ou de deux époques. Pour Kuhn, cela n’a pas de sens de vouloir comparer la physique aristotélicienne à la physique galiléenne, car chacune de ces deux physiques est un système en soi, qui contient ses propres critères que l’autre système rejette. La question qui se pose dès lors pour nous est celle de savoir si Montesquieu est un « incommensurabiliste » [8]. Et ici des doutes sont permis, doutes qui se nourrissent des affirmations que Montesquieu fait au livre XXIX, chapitre 1 : « Je le dis, et il me semble que je n’ai fait cet ouvrage que pour le prouver : l’esprit de modération doit être celui du législateur ; le bien politique, comme le bien moral, se trouve toujours entre deux limites ». La modération est ce critère qui nous permet de comparer des époques différentes. Certes, cette comparaison ne sera pas l’œuvre d’une raison démonstrative, mais d’une raison réfléchissante ou de cette capacité qui, chez Aristote, porte le nom de phronésis.
On pourra aussi émettre un doute au sujet de la thèse de Guillaume Barrera. Cet auteur affirme en effet que « l’idée de perfectibilité, présente chez Rousseau, ne se rencontre pas chez Montesquieu » (p. 333). Il faudrait dans ce contexte distinguer entre une perfectibilité des hommes et une perfectibilité des lois. En ce qui concerne la première, il n’est pas si évident que cela que Montesquieu la rejette de manière catégorique – quitte à ce qu’il faille admettre qu’elle n’occupe pas la place qu’elle occupe chez d’autres auteurs. Il suffit de relire les derniers alinéas de la préface à L’Esprit des lois pour s’en rendre compte. Montesquieu y affirme vouloir libérer les hommes de leurs préjugés ainsi que les amener à une meilleure connaissance d’eux-mêmes. Un homme qui se connaît et qui connaît sa nature est plus parfait qu’un homme qui n’a pas ces connaissances, et si Montesquieu a rédigé son ouvrage, c’est aussi pour faire pénétrer ces connaissances dans l’esprit de chacun. On peut donc affirmer qu’il croyait en la perfectibilité des hommes. Et s’il fallait une preuve textuelle, nous renvoyons au livre X, chapitre 3 : « [S]ur quoi je laisse à juger à quel point nous sommes devenus meilleurs. Il faut rendre ici hommage à nos temps modernes, à la raison présente, à la religion d’aujourd’hui, à notre philosophie, à nos mœurs ». Montesquieu laisse à juger, mais ne se prive pas de juger positivement le fait que le « nous » dont il parle n’extermine plus les populations conquises.
Par ailleurs, il semble évident que Montesquieu était convaincu que les lois étaient perfectibles. Certes, il ne fallait pas passer d’un coup de lois sérieusement imparfaites à des lois parfaites. Montesquieu est un gradualiste qui est conscient du fait que la volonté d’établir coûte que coûte et sans délai le meilleur peut conduire au pire. Mais cela ne l’empêche pas de plaider en faveur de réformes modérées dans une certaine direction. Chaque société peut savoir où elle doit aller pour faire coïncider ses lois et tous les autres facteurs qui en déterminent en quelque sorte l’esprit. Elle doit néanmoins aussi apprendre à savoir à quelle vitesse elle peut y parvenir.
S’il y aurait encore maints commentaires à faire sur telle ou telle thèse avancée dans l’une ou l’autre contribution, nous mettrons ici un point final à nos commentaires, afin de ne pas rallonger encore plus un compte rendu dont la longueur approche dangereusement de celle d’une contribution.
Conclusion
Montesquieu zwischen den Disziplinen est un livre qui non seulement témoigne des résultats de la recherche menée sur les multiples facettes de l’œuvre de Montesquieu au cours des dernières années par certains des plus éminents spécialistes de l’auteur, mais c’est aussi un livre qui ouvre de nouvelles perspectives de recherche et qui se situe ainsi dans un entre-deux. Ce qui nous a surtout plu dans ce livre, c’est l’effort fait par de nombreux contributeurs d’inscrire la pensée de Montesquieu dans l’actualité – une formulation qui nous paraît plus appropriée que la formulation inverse : inscrire l’actualité dans la pensée de Montesquieu. Montesquieu a le mérite de n’occulter aucune question. Qu’on soit d’accord avec lui ou non lorsqu’il affirme au livre XII, chapitre 19 qu’ « il y a des cas où il faut mettre, pour un moment, un voile sur la liberté », l’important est qu’il nous confronte à la question plutôt que de l’occulter en faisant croire qu’une situation d’exception ne se présentera pas. Montesquieu est de ces auteurs dont il faut lire avec la plus extrême attention pratiquement chaque phrase, en n’oubliant pas de tenir toujours compte du contexte.
Professeur-associé de philosophie
Université du Luxembourg
Voir en ligne : Duncker & Humblot, Berlin